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J.M.G. LE CLÉZIO

La ronde et autres faits divers

J.M.G. Le Clézio est né à Nice le 13 avril 1940 ; il est originaire d’une famille de Bretagne émigrée à l’île Maurice au XVIIIe siècle. Il a poursuivi des études au Collège littéraire universitaire de Nice et est docteur ès lettres.

Malgré de nombreux voyages, J.M.G. Le Clézio n’a jamais cessé d’écrire depuis l’âge de sept ou huit ans : poèmes, contes, récits, nouvelles, dont aucun n’avait été publié avant procès-verbal, son premier roman paru en septembre 1963 et qui obtint le prix Renaudot. Son œuvre compte aujourd’hui une trentaine de volumes. En 1980, il a reçu le Grand Prix Paul-Morand décerné par l’Académie française pour son roman Désert.

La ronde

Les deux jeunes filles ont décidé de se rencontrer là, à l’endroit où la rue de la Liberté s’élargit pour former une petite place. Elles ont décidé de se rencontrer à une heure, parce que l’école de sténo commence à deux heures, et que ça leur laissait tout le temps nécessaire. Et puis, même si elles arrivaient en retard ? Et quand bien même elles seraient renvoyées de l’école, qu’est-ce que ça peut faire ? C’est ce qu’a dit Titi, la plus âgée, qui a des cheveux rouges, et Martine a haussé les épaules, comme elle fait toujours quand elle est d’accord et qu’elle n’a pas envie de le dire. Martine a deux ans de moins que Titi, c’est-à-dire qu’elle aura dix-sept ans dans un mois, bien qu’elle ait l’air d’avoir le même âge. Mais elle manque un peu de caractère, comme on dit, et elle cherche à dissimuler sa timidité sous un air renfrogné, en haussant les épaules pour un oui ou pour un non, par exemple.

En tout cas ce n’est pas Martine qui a eu l’idée. Ce n’est peut-être pas Titi non plus, mais c’est elle qui en a parlé la première. Martine n’a pas eu l’air bien surprise, elle n’a pas poussé de hauts cris. Elle a seulement haussé les épaules, et c’est comme cela que les deux jeunes filles se sont mises d’accord. Pour l’endroit, il y a quand même eu une petite discussion. Martine voulait que ça se fasse en dehors de la ville, aux Moulins par exemple, là où il n’y a pas trop de monde, mais Titi a dit que c’était mieux en pleine ville, au contraire, là où il y a des gens qui passent, et elle a tellement insisté que Martine finalement a haussé les épaules. Au fond, en pleine ville ou aux Moulins, c’est la même chose, c’est une question de chance, voilà tout. C’est ce que pensait Martine, mais elle n’a pas jugé bon de le dire à son amie.

Pendant tout le temps du déjeuner avec sa mère, Martine n’a presque pas pensé au rendez-vous. Quand elle y pensait, ça l’étonnait de s’apercevoir que ça lui était égal. Ce n’était sûrement pas pareil pour Titi. Elle, ça faisait des jours et des jours qu’elle ruminait toute cette histoire, elle en avait sûrement parlé pendant qu’elle mangeait son sandwich sur un banc, à côté de son petit ami. D’ailleurs c’est lui qui a parlé la première fois de prêter son vélomoteur à Martine, parce qu’elle n’en avait pas. Mais lui, on ne peut pas savoir ce qu’il pense de tout cela. Il a de petits yeux étroits où on ne lit absolument rien, même quand il est furieux ou qu’il s’ennuie.

Pourtant, quand elle est arrivée dans la rue de la Liberté, près de la place, Martine a senti son cœur tout d’un coup qui paniquait. C’est drôle, un cœur qui a peur, ça fait « boum, boum, boum », très fort au centre du corps, et on a tout de suite les jambes molles, comme si on allait tomber. Pourquoi a-t-elle peur ? Elle ne sait pas très bien, sa tête est froide, et ses pensées sont indifférentes, même un peu ennuyées ; mais c’est comme si à l’intérieur de son corps il y avait quelqu’un d’autre qui s’affolait. En tout cas, elle serre les lèvres et elle respire doucement, pour que les autres ne voient pas ce qui se passe en elle. Titi et son ami sont là, à califourchon sur les vélomoteurs. Martine n’aime pas l’ami de Titi ; elle ne s’approche pas de lui pour ne pas avoir à l’embrasser. Titi, ce n’est pas pareil. Martine et elle sont vraiment amies, surtout depuis un an, et pour Martine, tout a changé depuis qu’elle a une amie. Maintenant elle a moins peur des garçons, et elle a l’impression que plus rien ne peut l’atteindre, puisqu’elle a une amie. Titi n’est pas jolie, mais elle sait rire, et elle a de beaux yeux gris-vert ; évidemment, ses cheveux rouges sont un peu excentriques, mais c’est un genre qui lui va. Elle protège toujours Martine contre les garçons. Comme Martine est jolie fille, elle a souvent des problèmes avec les garçons, et Titi lui vient en aide, quelquefois elle sait donner des coups de pieds et des coups de poing.

Peut-être que c’est le petit ami de Titi qui a eu l’idée d’abord. C’est difficile à dire parce que ça fait longtemps qu’ils ont tous plus ou moins envie d’essayer, mais les garçons parlent toujours beaucoup et ils ne font pas grand-chose. Alors c’est Titi qui a dit qu’on allait leur montrer, qu’on ne se dégonflerait pas, et qu’ils pourraient aller se rhabiller, les types et les filles de la bande, et que Martine après ça n’aurait plus rien à craindre. C’est la raison pour laquelle Martine sent son cœur battre très fort dans sa cage thoracique, parce que c’est un examen, une épreuve. Elle n’y avait pas pensé jusqu’à maintenant, mais tout d’un coup, en voyant Titi et le garçon assis sur les vélomoteurs à l’angle de la rue, au soleil, en train de fumer, elle comprend que le monde attend quelque chose, qu’il doit se passer quelque chose. Pourtant, la rue de la Liberté est calme, il n’y a pas grand monde qui passe. Les pigeons marchent au soleil, sur le bord du trottoir et dans le ruisseau, en faisant bouger mécaniquement leurs têtes. Mais c’est comme si, de toutes parts, était venu un vide intense, angoissant, strident à l’intérieur des oreilles, un vide qui suspendait une menace en haut des immeubles de sept étages, aux balcons, derrière chaque fenêtre, ou bien à l’intérieur de chaque voiture arrêtée.

Martine reste immobile, elle sent le froid du vide en elle, jusqu’à son cœur, et un peu de sueur mouille ses paumes. Titi et le garçon la regardent, les yeux plissés à cause de la lumière du soleil. Ils lui parlent, et elle ne les entend pas. Elle doit être très pâle, les yeux fixes, et ses lèvres tremblent. Puis d’un seul coup cela s’en va, et c’est elle maintenant qui parle, la voix un peu rauque, sans savoir très bien ce qu’elle dit.

« Bon. Alors, on y va ? On y va maintenant ? »

Le garçon descend de son vélomoteur. Il embrasse Titi sur la bouche, puis il s’approche de Martine qui le repousse avec violence.

« Allez, laisse-la. »

Titi fait démarrer brutalement son vélomoteur et vient se placer à côté de Martine. Puis elles démarrent au même moment, en donnant des coups d’accélérateur. Elles roulent un instant sur le trottoir, puis elles descendent ensemble sur la chaussée, et elles restent côte à côte dans le couloir réservé aux bus.

Maintenant qu’elle roule, Martine ne ressent plus la peur à l’intérieur de son corps. Peut-être que les vibrations du vélomoteur, l’odeur et la chaleur des gaz ont empli tout le creux qu’il y avait en elle. Martine aime bien rouler en vélomoteur, surtout quand il y a beaucoup de soleil et que l’air n’est pas froid, comme aujourd’hui. Elle aime se faufiler entre les autos, la tête tournée un peu de côté pour ne pas respirer le vent, et aller vite ! Titi a eu de la chance, c’est son frère qui lui a donné son vélomoteur, enfin, pas exactement donné ; il attend que Titi ait un peu d’argent pour le payer. Le frère de Titi, ce n’est pas comme la plupart des garçons. C’est un type bien, qui sait ce qu’il veut, qui ne passe pas son temps à raconter des salades comme les autres, juste pour se faire valoir. Martine ne pense pas vraiment à lui, mais juste quelques secondes c’est comme si elle était avec lui, sur sa grosse moto Guzzi, en train de foncer à toute vitesse dans la rue vide. Elle sent le poids du vent sur son visage, quand elle est accrochée à deux mains au corps du garçon, et le vertige des virages où la terre bascule, comme en avion.