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L’eau du torrent était belle, à la lumière. Blanche, légère, elle bondissait sur les cailloux lisses, elle descendait vers la vallée, au milieu des touffes d’euphorbe et des acacias maigres. Le ciel alors devenait d’un bleu plus intense, presque noir. Les deux garçons ôtaient leurs tuniques de laine usée, et ils se baignaient allongés dans l’eau claire du torrent qui coulait par-dessus leurs épaules, qui entrait dans leur bouche et dans leurs oreilles. Ils se laissaient glisser doucement, à plat ventre, sur les galets lisses. Ils riaient. Puis ils se séchaient debout au soleil, son frère la main sur son sexe nouvellement circoncis. Ils parlaient un peu, de quoi ? Les moutons et les chèvres remontaient vers l’amont du torrent, à la recherche de plantes fraîches. Les mouches et les moucherons arrivaient déjà, comme nés des feuilles d’euphorbe, ils bourdonnaient autour des cheveux des enfants, ils piquaient l’arrière de leurs bras. Ou parfois, la brûlure d’un taon qui se posait légèrement sur leurs épaules. Alors il fallait se rhabiller, enfiler la tunique de laine qui collait à la peau mouillée. Quand le soleil était à la moitié de sa montée au zénith, l’aîné des garçons sortait les provisions de la besace en cuir : le pain sec et lourd, les dattes et les figues séchées, le fromage salé, l’outre en peau de chèvre pleine de beurre rance. Ils mangeaient vite, chacun tourné de son côté, sans rien dire. Le soleil brûlait fort, raccourcissait les ombres. Le visage des garçons était presque noir, leurs yeux disparaissaient dans l’ombre des orbites. Quand le soir revenait, et que le soleil n’était plus très loin des collines, les garçons remontaient la pente de la montagne, en chassant les bêtes devant eux à coups de pierres. En haut, sur le plateau, ils cherchaient un nouveau creux pour dormir, à l’abri d’un arbre sec, ou sous le pan coupé d’un vieux rocher usé par le vent. Ils s’y lovaient, après avoir enlevé les silex et chassé les scorpions, et ils s’enveloppaient dans leurs bras, la tête appuyée contre l’épaule, tandis que la terre se refroidissait.

Tayar se réveille avant le midi. Quand il ouvre les yeux, il voit d’un coup toute cette blancheur, le soleil qui étincelle sur les roches calcaires. Le ciel est d’un bleu très pâle, presque blanc. La lumière fait mal au fond de ses yeux, elle brise. Tayar sent les larmes couler sur ses joues. Avec effort, il défait le nœud de ses bras autour de son corps, il étend ses jambes. Le vent souffle toujours dans la même direction, en sifflant dans les branches de l’arbre sec.

Tayar se lève, titube. Il fait quelques pas, s’accroupit pour uriner. Comme il n’a pas bu depuis la veille, l’urine est sombre, puante. Tayar cherche autour de lui, pour deviner s’il y a de l’eau quelque part. Comme autrefois, ses narines se dilatent pour capter l’odeur de l’eau. Il n’y a pas d’ombres, pas même un bosquet de plantes ni une crevasse. Le plateau calcaire est aride et sec, balayé par le vent et par la lumière.

Tayar recommence à marcher. Il va droit devant lui. La lumière est dure comme la pierre, comme le ciel. Mais après tous ces jours enfermés dans la prison, après l’ombre de la cellule, les couloirs humides et puants, où l’air vibre sourdement dans la lueur des barres de néon, après tous les bruits de pas, les voix, les claquements de porte qui résonnent toujours trois fois, comme ceci : pan ! pan-pan ! Tayar aime cette dureté, ce silence de vent et de pierre, ce ciel immense et sans nuages où brûle un seul soleil.

La faim, la soif, la fatigue l’ont lavé de tout cela. Il sent les souvenirs de la prison qui s’en vont de lui. Peut-être qu’il aurait dû venir ici, tout de suite. Là-bas, en bas, dans la brume grise de la ville, il y a la peur, la haine, le dégoût. Tayar pense à Mariem qui s’est cachée dans une chambre d’hôtel, parce qu’elle croit qu’il va venir, pour se venger, pour la tuer avec son couteau à cran d’arrêt. Elle sait maintenant qu’il s’est échappé, on a dû le lui dire. Ce sont des flics qui ont dû lui trouver cette chambre, dans un hôtel moche des alentours de la gare, parce qu’ils pensent aussi qu’il va chercher à se venger, ils ont tendu leur piège. Oui, c’est cela, ils ont préparé la souricière, ils attendent quelque part, dans la rue, embusqués dans une camionnette. Ou bien au bar en face de la gare, ils boivent des cafés et des demis à longueur de journée, en l’attendant. Tayar a envie de rire quand il pense aux flics embusqués à l’attendre.

L’air est froid ici, malgré le soleil qui éblouit. Lentement, pour ménager ses forces, Tayar monte vers le haut du plateau calcaire, vers l’espèce de falaise verticale qui fait comme une grande marche d’escalier. Les buissons épineux griffent ses jambes, déchirent la toile du pantalon gris. Bien qu’il n’y ait personne, Tayar fait attention à ne pas laisser de traces, à ne pas briser les branches des arbustes, à ne pas déplacer les petits cailloux sur la terre sèche. Instinctivement, il retrouve les gestes anciens, ceux qu’il avait oubliés en vivant dans la ville, un peu penché en avant pour ne pas donner prise au vent, ni aux regards, les bras serrés le long du corps, respirant par le nez pour ne pas dessécher la gorge, prêt à se tapir dans un trou du sol.

Au fur et à mesure qu’il approche de la falaise rocheuse, son instinct l’avertit qu’il y a de l’eau, quelque part, au sommet. Il ne la voit pas, il ne l’entend pas, mais il la sent avec l’intérieur de son corps, comme un souvenir. Avec peine, il escalade la paroi rocheuse, et les cailloux qui s’éboulent font un bruit qui résonne dans tout le paysage de pierre. Tayar s’immobilise, recroquevillé contre les rochers, il attend que le silence revienne.

Là-haut, il y a encore davantage de lumière. Plus rien ne le sépare du ciel. L’étendue du plateau calcaire est immense, le ciel bleu pâle à l’horizon, sombre comme la nuit au zénith. Le vent fait trembloter les broussailles, agite les feuilles calcinées des arbustes. La terre entre les cailloux est grise, blanche, couleur de salpêtre. Ici, malgré le soleil, Tayar sent le froid de l’espace, le vent. C’est un vent âpre et desséchant qui souffle avec force, venu du fond de l’atmosphère. Pour se reposer, Tayar s’allonge sur la terre, il regarde le ciel. Il ne sait plus ce qu’il doit faire, où aller. Il ne sait même plus pourquoi il est venu ici, quand il fuyait la grande ville dont il connaît chaque rue. Il pense un bref instant à Mariem, il voit son visage, son corps, ses jambes qui marchent, ses cheveux jaunes qui brillent. Mais l’image s’efface tout de suite, le ciel et le vent la font disparaître.

Tayar sent chaque muscle de son corps qui souffre. Il y a aussi cette douleur au fond de sa poitrine, une brûlure précise, qui lance des ondes comme la fièvre. Tayar se retourne sur le ventre, il regarde la terre et les broussailles, autour de lui. Il y a des moucherons plats qui volent près des touffes d’euphorbe. Une abeille aussi, que le vent emporte. Puis une grande fourmi noire, qui court sur la terre poudreuse. Tayar la regarde avec attention, comme si elle était le dernier être vivant près de lui. La fourmi court vers son visage puis elle l’aperçoit, hésite, repart en sens inverse. Tayar est content de la voir. Il se roule sur le côté pour mieux la regarder s’en aller.

Tout d’un coup, il voit autre chose. Il est avec son oncle Raïs, sur la montagne du Chélia, du côté du soleil couchant. Il y a si longtemps de cela que Tayar ne sait plus pourquoi ils sont là, tous les deux, couchés dans la pierraille, immobiles, retenant leur souffle et guettant. Ils ont marché longtemps à travers les broussailles, car les habits de l’oncle Raïs sont déchirés et couverts de poussière, et Tayar a les pieds ensanglantés. Ils ont marché depuis des jours, ils fuient un danger que le jeune garçon ne comprend pas. Tayar sait qu’il ne doit pas parler. Le soleil brûle sa nuque et son dos, mais le vent est froid, il agite les brins d’herbe et les feuilles des arbustes. Il faut se taire, il faut être muet comme les pierres de la montagne, silencieux comme les lièvres. Tous deux, l’oncle Raïs et l’enfant, regardent intensément quelques points noirs bizarres qui avancent au bas de la montagne, le long du lit de l’oued : des hommes.