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Ce sont les soldats qui viennent du poste de Lambessa, qui patrouillent à la recherche des fugitifs. Ils sont si loin qu’on ne voit pas leurs visages. Seulement la tache vert sombre de leurs uniformes, et leurs fusils-mitrailleurs. Ils avancent lentement au fond de la vallée, sans s’arrêter, sans regarder en l’air. Est-ce qu’ils ont peur, eux aussi ? Tayar voudrait poser la question à son oncle, mais il n’ose pas parler, même en chuchotant.

La peur est partout ici, sur la montagne. Elle est dans chaque pierre blanche, dans chaque touffe d’euphorbe, dans chaque buisson d’épines, elle est dans le lit de l’oued où progressent comme des fourmis les soldats sombres. Elle est dans les collines lointaines, couleur d’ombre violette, elle est dans le ciel sans fin, pareille à un oiseau de proie qui rôde. Cela fait un silence terrible, un silence que rien ne peut rompre, qui entre dans le corps et glace le cœur.

Tayar perçoit ce silence, tandis qu’il reste allongé sur le plateau calcaire. Peut-être que les soldats vont venir, maintenant, cherchant sa piste dans les plaques de sable, cherchant les branches brisées, les pierres bougées, les petits éboulis.

À la tête de la colonne de soldats, il y a un grand chien. Tayar n’en a jamais vu d’aussi grand. Il le voit distinctement, qui tire sur sa laisse, attaché à la main du soldat. Lui aussi, il cherche, en flairant les pierres du ravin. Parfois, il s’arrête, le nez en l’air, comme s’il avait senti quelque chose, et Tayar pense qu’il va regarder dans leur direction, aboyer. Mais le grand chien repart, en courant un peu en zigzag, entraînant derrière lui les hommes qui doivent courir aussi et, malgré la peur, Tayar a envie de rire. C’est que la peur ne vient pas des hommes : elle existe toute seule, elle naît de la grande montagne, des pierres blanches, des buissons dont les feuilles tremblent dans le vent, du ciel vide où il y a toujours le soleil.

Tayar frissonne, il secoue la tête avec violence, pour chasser l’image de la montagne. Avec peine, il se remet debout, il avance à nouveau sur le plateau calcaire. Sa respiration siffle dans ses poumons, il y a une sorte de voile rouge qui ondule au bas de ses yeux, tout près de la terre. Comme un lac de sang.

C’est parce qu’il n’a rien bu ni mangé depuis longtemps. Tayar sait que s’il ne trouve pas un peu d’eau maintenant, il ne pourra plus marcher. Il scrute avec une attention fiévreuse le paysage blanc. La lumière du soleil de midi éclaire chaque pierre, chaque arbre, sans laisser d’ombre.

Alors, devant lui, un peu en contrebas, il voit une tache plus sombre, celle que font des broussailles aux feuilles encore vertes, aux branches noires. Les broussailles font un cercle autour d’une dépression qu’on distingue à peine. C’est là que Tayar se dirige, en titubant. L’eau est là, sûrement, quelque part. L’instinct plus vieux que sa vie avertit Tayar qu’il va trouver l’eau, qu’elle l’attend.

C’est une bouche sombre, ouverte à la surface des rochers. Malgré la sécheresse alentour, l’air semble humide ici, comme au fond d’une vallée. Il y a des arbustes tout autour de la bouche, comme une toison hérissée, inclinée par le vent. Tandis qu’il s’approche, Tayar voit que cette ouverture est très grande, pareille à un cratère. Dans le fond, il y a une borie en ruine et un abreuvoir plein d’eau.

Tayar descend au fond de la doline, il ne voit qu’elle : la grande flaque noire qui renvoie la lumière du ciel, immobile comme un miroir. Il se penche sur l’eau, en tremblant de fatigue, et il boit longuement, sans même se servir de ses mains.

Au fond de la doline, il n’y a pas de bruit. Rien que le vent qui passe en sifflant à travers les branches des buissons d’épines. Au-dessus, le ciel est clair, aveuglant. Tayar se couche au fond de la doline, sur l’herbe comme de la mousse. Le soleil brûle son visage et ses mains. Pour vaincre sa fatigue et sa solitude, Tayar chantonne un peu, du fond de sa gorge, comme il faisait, autrefois, quand il était replié en chien de fusil contre un rocher, sur les pentes du mont Chélia.

Est-ce qu’il rêve ? Il est seul, dans la grande montagne. Le soleil est brûlant, impitoyable. Il n’y a pas de nuages. Il n’y a pas de bruit.

L’enfant attend, sans désespoir, couché sur la terre. Personne ne doit venir, maintenant, plus personne. L’oncle Raïs est parti hier, ou avant-hier, peut-être. Il a laissé son sac et son outre en peau de chèvre, pour pouvoir marcher plus vite. Il a dit qu’il irait jusqu’à Lambessa, en passant par les ruines de Timgad, pour prendre des vivres et de l’argent, pour savoir les messages qu’on avait laissés pour lui, aussi. Il a dit qu’il fallait l’attendre, sans bouger. Ne pas bouger, Aazi, pour que les chiens des soldats ne l’entendent pas. Ne pas bouger, ne pas se lever. Ne pas parler, ne pas appeler surtout, Aazi, mais attendre là, couché sur la terre, caché dans les rochers et les broussailles. Que faut-il faire ? L’enfant tremble, malgré le soleil. Le ciel vide pèse lourd, la lumière aveugle et assoiffe. Il y a comme le signe de la peur, visible par instants, comme une aile d’épervier qui fait cligner le soleil. Il y a le signe de la mort. C’est un signe qu’on voit quand on ferme les yeux, une marque terrible. Le silence est sans fin. L’enfant ne peut pas se lever, ne peut pas appeler, il ne le faut pas. Les soldats sont comme les insectes : ils ne sont pas là, puis, tout d’un coup, ils sont là, sans qu’on ait pu comprendre d’où ils étaient sortis. Les soldats marchent le long des fêlures de la terre, comme les fourmis. D’où viennent-ils ? Que veulent-ils, que cherchent-ils ? Tayar cache sa tête entre ses bras, couché sur la terre qui le brûle. La fièvre bat dans ses tempes, ou bien est-ce le soleil de midi ? Il y a si longtemps que le jour brûle, sans s’éteindre, comme s’il ne devait jamais plus y avoir de nuit. La soif est très grande, elle est pareille à un frisson qui court sur la peau. Lentement, l’enfant se tourne, il tend la main vers l’outre vide. La peau de chèvre est sèche, plissée comme une mamelle morte. En bas, dans le ravin brûlé, court l’eau légère de l’oued. Tayar l’entend distinctement, elle chante clair comme un oiseau, elle est belle et pure. D’entendre son bruit le rafraîchit, lui rend un peu de ses forces. Mais il ne faut pas bouger, pas se lever. Ce n’est pas le bruit de l’eau qu’il entend, Aazi. C’est le piège d’un soldat. Il a fabriqué un appeau avec un petit bout de sureau, et il chante le bruit de l’eau pour attirer ceux qu’il veut tuer. Si Tayar descend du haut de la montagne, s’il s’approche de l’oued pour boire, le grand chien va se précipiter sur lui en hurlant, et les soldats seront là, derrière lui, pendant que le chien le dévorera.

Le soleil est descendu vers l’horizon, maintenant, et Tayar recommence à marcher. D’avoir dormi au fond de la doline lui a fait du bien. Avant de quitter la doline, il a bu à nouveau quelques gorgées à l’abreuvoir. L’eau froide lui a paru lourde, âpre, au goût de métal, mais elle lui a donné des forces nouvelles.

Tayar marche dans la direction du soleil, ébloui, trébuchant sur les pierres. Il suit un chemin ancien qui traverse le plateau calcaire, puis il arrive devant un grand ravin qui est déjà dans l’ombre. De l’autre côté, il y a la pente abrupte qui mène à Calern, à droite les sommets chaotiques du Cheiron, à gauche, au fond du vallon, les fermes de Saint-Lambert, à peine visibles dans l’ombre couleur de fumée qui emplit les creux.