Le silence, toujours, comme une menace. Le vent froid souffle avec plus de force, comme s’il venait de la nuit proche. Peut-être même qu’il y a des chiens qui aboient, dans les fermes de la vallée, et Tayar pense que c’est contre lui qu’ils aboient, comme autrefois. Mais le silence toujours se referme, éteint les bruits de la vie. Il n’y a plus que les bruits des choses, à peine, les pierres qui craquent, les arbustes qui sifflent dans le vent.
La lumière décroît quand Tayar quitte le bord du ravin pour retourner en arrière. Il y a longtemps qu’il n’a pas mangé, et il n’a plus de forces pour gravir les éboulis. Il doit s’asseoir, accroché aux rochers, le cœur battant très fort. Chaque fois qu’il s’arrête, il s’assoit sur ses talons, comme autrefois, dans les pentes du mont Chélia. Il écoute tant qu’il peut, guettant le moindre bruit.
C’est le bruit des pas de son oncle qu’il attend, peut-être, ou le bruit de sa voix, un peu rauque et étouffée, quand il l’appelle en arrivant : « Aazi !… Aazi ! » Mais ce n’est pas son oncle. C’est sa sœur Horriya, et il aime bien son nom toujours, parce qu’il veut dire : liberté.
Elle vient vers lui, il la voit dans l’air trouble du soir. Elle vient à sa rencontre, enveloppée dans son voile noir. Quand elle n’est plus qu’à quelques pas de lui, elle écarte son voile et son visage apparaît, si beau, lisse comme du cuivre.
Elle ne se cache pas. Elle n’a peur de personne. Elle s’arrête devant Tayar, elle écarte encore son voile, et dans le creux de son bras droit, il y a un pain noir et une outre de lait aigre. Elle s’agenouille à côté de Tayar, elle touche son front avec sa main fraîche, et tout de suite la brûlure du soleil s’atténue, comme si un nuage passait. Elle aide l’enfant à s’asseoir, elle soutient sa nuque tandis qu’il boit le lait aigre. Puis il vomit, parce qu’il y a trop longtemps qu’il n’a mangé ni bu. Horriya essuie sa bouche avec son voile, sans rien dire, et il boit à nouveau. Le lait aigre et doux lui donne tellement de forces qu’il se met à trembler.
Elle lui donne du pain par petits morceaux, comme à un bébé. Elle dit quelques mots, de sa voix tranquille, mais son visage est triste. Tayar comprend tout à coup que son oncle Raïs est mort. Les soldats l’ont tué près des ruines. Mais il est si fatigué que cela lui est égal, et il ne pose pas de questions.
Mais le ciel est encore plus vide, plus grand, plus blanc. Le soleil est descendu sur la ligne des montagnes, à l’horizon. Tayar sait que lorsqu’il aura disparu de l’autre côté de la montagne de Thiey et de l’Audibergue, la nuit tombera d’un seul coup. Il se hâte pour retrouver l’abri de la doline. Mais il a perdu le chemin. Il avance au hasard sur l’étendue des pierres blanches et noires, sous le ciel jaune pâle.
Les arbustes sont rares. Il y a de longs murs de pierres sèches qui vont jusqu’à l’autre bout du plateau, sans raison. Tayar les suit avec peine. La soif et la faim sont des douleurs lancinantes. Elles jaillissent des pierres tranchantes, du ciel, des arbustes. Tayar s’assoit un instant sur ses talons, pour se reposer, et ses mains touchent les cailloux déjà froids.
Maintenant, il se souvient. C’est son oncle Raïs qui le lui a dit la première fois, mais il le savait déjà, comme si c’était quelque chose qu’il avait appris le jour de sa naissance. Avec hâte, il cherche parmi les pierres, jusqu’à ce qu’il trouve une grande pierre triangulaire. C’est celle-là, celle qu’il a entendu nommer autrefois, la « pierre de la faim ». Son oncle Raïs lui en parlait, il se souvient, il lui montrait la pierre et il riait, et il savait que ça n’était pas une pierre comme les autres. C’était une pierre qui avait un secret, un esprit, quand on la rencontrait sur son chemin.
Tayar défait les boutons de sa chemise-veste réglementaire, et il appuie la pointe de la pierre sur sa peau, là où palpite le nœud de la douleur, tout près de son cœur. Le froid de la pierre le fait tressaillir, mais il serre très fort la pierre entre ses bras, et il appuie. La pointe de la pierre entre dans sa chair. Il serre la pierre si fort qu’il gémit de douleur. Mais ses bras ne s’occupent pas de la douleur.
La pierre est tellement serrée contre son diaphragme que Tayar peut à peine respirer. Il se lève, plié en deux, alourdi, et il recommence à marcher sur le plateau calcaire. Maintenant, la pierre l’aide, elle lui donne sa force froide, elle efface la faim et la douleur.
Quand la nuit commence à tomber, Tayar aperçoit la doline. Au fond, il voit la borie, pareille à un igloo de pierre. Plus loin, il y a l’arête rocheuse des montagnes, et peut-être, plongée dans la nuit déjà, marquée d’étoiles lointaines qui scintillent au fond de l’ombre, la vallée du Loup.
Les bords de la doline sont encore dans la lumière douce du crépuscule. Tayar s’approche de la borie, il regarde la porte basse qui s’ouvre sur l’ombre. Il hésite, parce que cela ressemble à un tombeau de magicien. Ses mains tremblent quand il se penche pour entrer à l’intérieur de la hutte de pierre. Le sol de terre battue est propre, avec les traces d’un feu ancien, dont il ne reste que quelques cendres.
Tayar s’assoit à l’entrée de la borie, penché en avant à cause de la pierre de la faim. Fébrilement, il regroupe quelques bouts de bois, des brindilles, des feuilles, pour faire du feu. Puis il se souvient qu’il n’a plus d’allumettes. On les lui a enlevées quand il est entré en prison. De toute façon, peut-être que le bois était trop humide, à l’intérieur de la borie, et peut-être qu’il ne sait plus comment on fait du feu. Autrefois, dans les cachettes du mont Chélia, son frère rapportait des branchages, des lichens pareils à des cheveux, et il s’accroupissait sur ses talons pour faire le feu.
C’est au fond d’une vallée, non loin des ruines de Timgad. Les bêtes sont en rond autour d’un arbre sec, comme si c’était lui qui était leur véritable maître et non les enfants en haillons qui les ont poursuivies à coups de pierres toute la journée. La nuit noire est arrivée, pleine d’étoiles. On entend le bruit strident des insectes. Le vent froid souffle, comme ici, et c’est à cause de lui que les bêtes se sont rassemblées contre l’écorce du vieil arbre foudroyé.
Quand la flamme jaillit entre les doigts habiles de l’enfant, vibrante, joyeuse, pareille à un animal sauvage, Tayar regarde de toutes ses forces. Il est heureux, d’un bonheur si intense, qu’il ne peut plus bouger, ni parler. Il peut seulement regarder, de toutes ses forces, s’enivrer de la vue du feu. Son frère rit, parle fort. Il jette aux flammes de grosses branches de chêne vert qui éclatent en faisant des nuées d’étincelles dans la nuit. « Viens, Aazi, dit-il, aide-moi ! » Alors, lui aussi il donne à manger au feu, des brindilles, des herbes sèches, des racines encore couvertes de terre rouge, tout ce qui lui tombe sous la main. Le feu est vorace, il dévore tout très vite, il crache sa fumée qui vacille dans la lumière. Les insectes viennent mourir dans le feu, les longues fourmis volantes qui zèbrent l’air et grillent dans les flammes. Tayar regarde le visage de son frère. Il est brun rouge, couleur de feu aussi, et ses cheveux bouclés ont des reflets de cuivre. Ses yeux surtout sont comme le feu, comme s’il y avait au fond des étincelles qui brillaient dans la nuit. Il court et il danse autour du feu, il lui parle comme si c’était une bête vraiment, il crie de temps en temps de drôles de cris gutturaux : « Naoh ! Narr !… » Ou bien des injures, parce qu’il s’est brûlé en jetant une branche trop près de la flamme.
Puis, quand le feu est grand et fort, qu’il a dévoré toute la provision de branches, les deux enfants s’asseyent devant lui, du côté où ne vient pas la fumée, et ils le regardent mourir lentement, tandis que le froid de la nuit revient peu à peu, dans leur dos, dans leurs cheveux, dans la terre entre leurs doigts.