Tayar rêve du feu, les yeux ouverts sur la nuit. Au fond de la doline, à l’abri du vent, il ne voit que les bords du cratère découpant le ciel clair. Tayar se sent loin des hommes. Il y a si longtemps qu’il n’a ressenti une telle solitude que c’est un vertige. Lentement, sans lâcher la pierre de la faim, Tayar quitte la borie et il marche jusqu’au centre de la doline. Il avance à quatre pattes, comme un chien, la tête rejetée en arrière pour voir le ciel plein d’étoiles. Le fond de la doline est tapissé d’herbe douce qui garde la chaleur du jour comme une toison de bête.
Le vent passe au-dessus du cratère, de grandes rafales qui viennent du fond de l’espace. Il n’y a que le bruit des vagues, du vent, et le froid. Tayar reste longtemps recroquevillé, sans bouger, à regarder les étoiles. Il se souvient peu à peu de la place des étoiles, autrefois, il les reconnaît une à une, sans savoir leur nom, ni rien d’elles. Puis vient la lueur du lever de lune, vers l’est, une large tache blanche qui grandit dans le ciel. Il y a si longtemps de tout cela, que Tayar avait oublié comment c’était. Mais c’est plus fort que toute la vie, cela revient en lui, le vide, le purifie comme la faim et la soif.
Tayar ne bouge pas, pour ne pas déplacer la pierre de la faim. Près de la borie en ruine, il y a l’abreuvoir pour les moutons. Tayar marche lentement jusqu’au bassin, il boit à nouveau l’eau noire, souillée de terre. Puis il retourne se coucher au fond de la borie. Ses yeux ne se ferment pas. Ils restent ouverts sur le cercle noir du cratère qui coupe le ciel. Tayar écoute le vent, comme s’il était sur un bateau en route vers l’inconnu.
Quand le soleil est à nouveau dans le ciel sans nuages, Tayar s’assoit au bord du cratère. Il regarde la plaine de rochers qui s’étend jusqu’aux montagnes âpres. Partout, il y a les murs de pierre sèche. Les cratères des autres dolines font des taches sombres de loin en loin.
Le silence est si grand, si lourd, que Tayar n’entend pas le garçon qui vient vers lui. C’est un enfant de douze ou treize ans, fort, avec la peau très brune, et des cheveux noirs emmêlés par le vent. Maintenant il est debout de l’autre côté de la doline, à contre-jour. Il est vêtu d’un anorak de skieur un peu grand pour lui. Il regarde Tayar, sans bouger, les mains dans les poches.
Tayar le voit. Il veut se lever, mais le poids de la pierre serrée contre son estomac le fait retomber. Pendant quelques secondes, Tayar pense qu’il voudrait tuer le garçon qui le regarde. Mais ça n’est plus possible. Il met la main dans la poche de son pantalon, et il sent du bout des doigts le petit couteau à cran d’arrêt que Frank lui a donné, avant qu’il commence sa cavale. C’est un petit couteau avec un manche en plastique et une lame fine et aiguë, et quand il l’a pris, Tayar a pensé à Mariem. Maintenant il sait bien qu’il ne peut plus s’en servir. Il n’a plus de force. Le vent, le froid de la nuit, le silence et la faim lui ont enlevé tout désir de vengeance.
Tayar regarde le jeune garçon qui lui ressemble, debout de l’autre côté de la doline. Il lui dit « Viens, viens ! » avec la main. Le garçon le regarde un bon moment, sans bouger, puis il fait le tour du cratère, sans se presser, les mains dans les poches. Son visage est très brun, ses yeux noirs ont l’éclat du métal.
Tayar le regarde approcher avec angoisse. Il y a si longtemps qu’il n’a pas vu un visage humain. Quand le garçon est à quelques pas de lui, il s’arrête. Il examine Tayar avec curiosité. Il fait celui qui n’a pas peur, les mains dans les poches, mais il est prêt à bondir en arrière à la moindre alerte.
« Comment tu t’appelles ? » dit Tayar. Il parle avec effort, à cause de la pierre de la faim qui appuie sur son diaphragme. Et puis il y a longtemps qu’il n’a plus parlé, et les mots sont desséchés dans sa gorge.
Le garçon ne répond pas. Il dit seulement :
« Vous êtes blessé ? »
« J’ai dormi ici, dit Tayar. Tu n’as rien à manger ? J’ai faim. »
Le garçon regarde la pierre que Tayar tient serrée contre son ventre.
« Pourquoi vous avez ça ? »
« Ce n’est rien », dit Tayar. Il laisse tomber la pierre sur le sol, à côté de lui. « C’est un truc pour ne pas sentir la faim. »
Le garçon ne dit plus rien. Il reste là à le regarder, en penchant un peu son corps de côté, et tout à coup Tayar a très peur du silence, il veut retenir l’enfant auprès de lui. Avec peine, il extirpe le petit couteau au manche de plastique de sa poche, et il le tend au garçon.
« Écoute, je n’ai plus d’argent, mais je te donne le couteau. Apporte-moi à manger, j’ai très faim. Il y a plusieurs jours que je n’ai rien mangé. »
Le jeune garçon ne bouge pas, ne répond rien. La lumière du soleil découpe sa silhouette contre le ciel, et Tayar ne peut pas voir son visage. D’un seul coup, le garçon s’en va, il s’éloigne de la doline sans se retourner. Tayar crie, et sa voix s’éraille :
« Où vas-tu ? Ohé ! Viens ! »
Le silence revient sur le plateau calcaire. Tayar sent le vertige, et il descend vers le fond de la doline. Peut-être que c’est la douleur qui revient dans son corps, maintenant qu’il a perdu la pierre de la faim.
Tout le jour, Tayar guette le bord du cratère, là où le jeune garçon est apparu. Par instants, il croit voir sa silhouette immobile contre le ciel, avec son visage noirci et ses cheveux couleur d’herbe brillant à la lumière. C’est un enfant maigre, au visage grave, aux yeux sombres cachés par l’ombre des orbites. Ses lèvres minces sont serrées dans une expression de mutisme. Du fond de la doline, Tayar le regarde avec des yeux brûlants de fièvre. Il le connaît bien, il le reconnaît. L’enfant lui ressemble, il est tout à fait comme un reflet de lui-même. Il porte les mêmes habits, la longue tunique de laine effilochée autour du cou, qui flotte sur son corps maigre et dessine la forme de ses jambes. Il est pieds nus sur les pierres aiguës, et ses cheveux bougent dans le vent, noirs et brillants comme l’herbe.
Quand il le reconnaît, Tayar sent une ivresse étrange, qui efface toute douleur. La faim cesse de le ronger, et sa poitrine respire librement, se gonfle d’un très long soupir. Tayar sait qu’il n’a pas besoin de parler, ni de bouger. Sans comprendre comment, il est debout sur le haut-plateau calcaire, il sent le vent puissant sur son visage. Il aperçoit l’autre versant, là où le chemin de chèvres descend en zigzag à travers les éboulis et les broussailles, jusqu’au lit de l’oued.
C’est une immense ouverture dans la montagne, où vibre une lumière qui semble ne jamais devoir finir. Tayar est penché en avant, il regarde le vide de toutes ses forces. Les montagnes de grès rose et de quartz étincellent comme pour une aurore. Le ciel est bleu. Il n’y a pas de bruit, sauf le souffle du vent dans ses oreilles, le crissement du sable qui s’effrite. Rien ne bouge. Pas un oiseau, pas un animal terrestre. La lumière ouvre sa route jusqu’à l’horizon, et c’est sur elle que Tayar avance, glisse. Il se sépare de lui-même. Il touche à tous les points de la vallée, jusqu’à l’horizon. Il voit les pierres rouges des ruines de Timgad, pareilles à des termitières brisées, et les palmiers des oasis, là où flotte la fine vapeur de l’eau, plus légère qu’une fumée.
Encore plus loin, la route de la lumière le guide jusqu’à la maison de boue au bord de l’oued. Mais la maison est abandonnée. La porte de branchages du corral est jetée à terre ; il n’y a plus de moutons ni de chèvres, Tayar regarde toute cette poussière avec une attention douloureuse, et chaque pierre, chaque parcelle des murs de boue, chaque branche morte réveille en lui une douleur ancienne. Le paysage de pierre autour de la maison s’est écarté à l’infini, le vent froid du désert passe sur le visage de l’homme immobile.