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Lentement, heure par heure, le soleil redescend vers l’horizon. La nuit qui vient est très noire d’abord, engloutissant le plateau calcaire dans son froid. En rampant, Tayar est remonté jusqu’au bord de la doline, non loin de la borie. Mais le vent glacé le repousse, et il glisse lentement jusqu’au fond du cratère, il se recroqueville dans l’herbe humide. Il pense encore à la route de lumière qu’il a aperçue, tout à l’heure, celle que lui a montrée le jeune garçon qui lui ressemble. Mais le froid a tout effacé.

Viennent les étoiles, faiblement, puis de plus en plus brillantes. Jamais elles n’ont lui avec tant d’éclat. Tayar, la tête appuyée dans l’herbe, les regarde avec plaisir. Comme la nuit d’avant, il les reconnaît. Il retrouve leur place, leur dessin, jusqu’aux plus petites qui palpitent à peine, tout près de la terre. Cette nuit, il y a autre chose en elles, comme si elles portaient un message inconnu. Comme une musique, qui entre jusqu’au fond de lui et le trouble. Tayar regarde la route d’étoiles qui traverse le ciel noir, il écoute leur chant strident, léger, qui s’éparpille dans le vide. Le ciel contient tout, recouvre tout, et sous lui, le temps s’abolit en un vertige multiple. Sans cesse apparaissent de nouvelles figures, de nouvelles étoiles. Tayar sait qu’il n’a plus de visage, plus de corps, mais qu’il est devenu un point immobile sur la terre froide, dans la nuit. Sans fermer les yeux, il se fige dans un sommeil glacé, qui ralentit son cœur et son souffle. Au-dessus de lui, les étoiles sont vivantes d’une vie intense, éclatante, elles entrecroisent dans la nuit leurs musiques stridentes, pareilles aux appels des insectes.

À l’aube, l’humidité ruisselle sur le visage de Tayar. La première lumière l’éveille de son rêve, et il voit, indistinctement d’abord, puis de plus en plus clairement, la silhouette de l’enfant qui lui ressemble. Le jeune garçon est debout, en équilibre sur le bord du cratère, et la lumière du soleil fait paraître son visage plus sombre, presque noir. Ses cheveux ont la couleur de l’herbe brûlée.

Immobile, l’enfant regarde. Tayar voudrait lui dire de venir, lui faire signe, comme hier, mais il ne peut plus bouger. Le froid de la nuit l’a rendu lourd comme la pierre. Seuls ses yeux peuvent regarder, appeler au secours.

En quelques bonds, le garçon est descendu jusqu’à lui, au fond de la doline. De la poche de son anorak, il tire un morceau de pain, une orange et un couteau. Il les pose à côté de Tayar, sans rien dire.

Quand il voit que Tayar ne peut pas bouger, il rompt un peu de pain et il met un morceau dans la bouche de l’homme. Puis il épluche l’orange, et il lui donne un quartier. Le jus coule dans la gorge de Tayar, et peu à peu les forces reviennent dans son corps. Il tremble en essayant de se redresser sur les coudes. Les premiers rayons du soleil éclairent les bords du cratère, les arbustes noirs qui tremblotent dans le vent. Tayar mange encore du pain, il suce les quartiers d’orange et recrache la peau.

« Vous avez faim ? »

Tayar hoche la tête en mangeant.

« Vous avez froid ? »

Le garçon enlève son anorak et il le pose sur le buste de Tayar, en passant les manches de chaque côté de son cou.

« Vous êtes blessé ? » demande de nouveau le garçon. Dans sa voix, il n’y a plus de peur, seulement de l’inquiétude. Tayar dit non en secouant la tête. Le jus de l’orange emplit sa bouche, réveille la vie dans son visage, dans ses entrailles.

« Comment tu t’appelles ? »

Tayar essaie de parler, mais sa voix est si faible qu’il est le seul à l’entendre. Le garçon est penché sur lui, ses yeux brillent dans son visage sombre, avec une lueur mystérieuse qui semble venir de l’intérieur. Il ne parle pas, il regarde Tayar seulement, et la lumière de son regard lui donne des forces comme un aliment.

Tayar ferme les yeux, un instant. Il oublie tout, à présent, la cellule aux murs tachés, l’odeur de moisi et d’urine, les bruits de pas qui résonnent dans les longs corridors, au-dessus de sa tête, et sous son lit, partout, les bruits durs des talons qui ne cessent pas de marcher dans les corridors. Cela s’efface, enfin, et aussi le bruit des barres de néon qui grésillent, les grincements des grilles, et le terrible bruit des portes qui résonnent toujours trois fois, comme ceci : pan ! pan-pan ! Bruit du cœur, bruit des portes, bruit des coups. Ici, cela s’efface, dans le soleil doux du matin, en haut du plateau calcaire, sous le regard brillant de l’enfant à genoux à côté de lui. Il ouvre les yeux, il voit la silhouette du garçon immobile, ses cheveux éclairés par le soleil comme de l’herbe. Il dit, faiblement, « Aazi… » et il rit un peu, sans bruit, et sa main s’élève pour prendre la main du garçon. Lui, d’un bond se lève, reste un instant debout, en équilibre, les muscles bandés, prêt à s’enfuir.

Tayar, redressé dans un effort qui fait jaillir la sueur sur son visage, qui brûle l’intérieur de sa poitrine, regarde l’enfant qui court sur le bord du cratère, léger comme un cabri. La silhouette reste un instant sur le tranchant du cratère, comme si l’enfant hésitait. Puis, d’un coup, sans que Tayar ait pu comprendre comment, il a disparu. Il ne reste plus que le ciel immense et vide, la lumière, le bruit du vent.

À côté de lui, en tâtant, Tayar trouve les morceaux de pain, les peaux d’orange humides. Il essaie de prendre un morceau de pain, mais ses doigts n’ont pas de force, et le pain roule dans l’herbe à côté de lui. Malgré l’anorak sur sa poitrine, Tayar sent le froid qui vient en lui, qui l’occupe peu à peu.

En rampant sur le ventre, Tayar essaie de remonter la pente de la doline. Cela dure si longtemps qu’il ne sait plus très bien ce qui s’est passé, avant. Ses yeux embués regardent fixement au-dessus de lui, les pierres aiguës et les branches des buissons d’épines, contre le ciel blanc. Par instants, le monde semble se vider, comme si venait la nuit, une nuit terrible qui ne finirait plus. Ou bien un voile de sang couvre l’espace, fait briller les épines des buissons de lueurs meurtrières. Glissant sur le ventre comme un saurien, Tayar remonte lentement la pente du cratère. Les cailloux déchirent ses avant-bras et ses genoux, meurtrissent sa poitrine et son visage, mais il n’y prend pas garde. Il y a une dernière force en lui, parce qu’il veut voir. L’enfant a disparu, en laissant derrière lui une traînée de lumière. C’est elle que Tayar veut suivre, comme une route qui le conduit au paysage de pierre qu’il connaît bien, la vallée ouverte dans la montagne et qui va jusqu’au bout du monde.

C’est un endroit qu’il n’a jamais quitté, en vérité. Lentement, Tayar se hisse jusqu’au bord du cratère, là où il peut voir la route de lumière. Le plateau calcaire est solitaire sous le ciel bleu, le vent glacé siffle dans les buissons d’épines. Au loin, il y a les hautes montagnes, grises déjà, irréelles. Mû par la même force, Tayar continue d’avancer sur le plateau, loin de l’abri de la doline. Il suit la route de lumière que l’enfant a tracée à travers les broussailles, jusqu’au bord de la falaise. Les cailloux écorchent ses mains, déchirent ses vêtements, mais il ne sent rien. Il traîne son corps, marchant parfois à genoux, jusqu’à l’autre bout du plateau, là où il y a toute la lumière du soleil. Il se hâte, parce qu’il sait que la nuit va venir, bientôt, et qu’il ne supportera plus le froid qui va tomber sur la terre. Il faut qu’il atteigne le bord de la falaise avant que le soleil n’ait touché les montagnes, ou bien il sera trop tard.

Il rampe sur le sol, et l’odeur des excréments des moutons se mêle à l’odeur des herbes, à la senteur de la fumée qui vient des fermes au creux des vallées.