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Mais le soleil va vite, il descend vers la terre comme un vaisseau éblouissant. La lumière heurte le front de Tayar, freine sa progression. Il ferme les yeux, aveuglé. Mais déjà il est au bord de la falaise. Quand il regarde, il sent un vertige s’emparer de lui.

Il est là, couché comme autrefois, à plat ventre dans la pierraille, retenant son souffle. Dans un murmure, la voix de son oncle dit, peut-être, « Ne bouge pas, Aazi, ne parle pas… »

Le soleil brûle et éblouit, mais Tayar voit enfin ce qu’il cherchait, l’immense vallée qui va jusqu’à l’autre bout du monde, là où chaque caillou, chaque plante, chaque buisson d’épines brille d’un éclat qui n’existe nulle part ailleurs, car la lumière vient d’eux et non du ciel.

Tayar sent le bonheur en lui, tandis qu’il contemple la vallée sans ombre. Ses yeux se mouillent de larmes, et pour la première fois depuis des jours, il ne sent plus la faim, ni le froid. La brûlure au centre de sa poitrine rayonne tel un soleil.

Le silence est grand sur la vallée. Il n’y a pas d’oiseau qui plane, il n’y a pas d’ombre, ni de peur. « Ne fais pas de bruit, Aazi, regarde… » Le soleil brûle sa nuque, ses épaules, à travers ses vêtements déchirés. Il a laissé l’outre en peau de chèvre dans les rochers, et la besace, pour pouvoir marcher plus vite. Il doit aller loin, avant la nuit, sur les pentes du mont Chélia, jusqu’à la grotte où l’attendent son frère et sa sœur Horriya. Il n’y a plus rien d’autre, plus personne d’autre au monde. La grande vallée ouverte conduit jusqu’à l’autre bout de la terre, plus loin que Timgad, plus loin que Lambessa. L’enfant est revenu, pour lui ouvrir le chemin, pour laisser son signal de lumière. Maintenant, il n’y a plus qu’à regarder, à se laisser glisser sur la route étincelante.

Tayar ne voit plus le soleil qui descend vers les montagnes, ni l’ombre qui noie la vallée. La tête appuyée sur la terre, les cheveux balayés par le vent, il est immobile, comme s’il dormait. Pourtant, ses yeux sont ouverts et la sclérotique brille dans la lumière. Il respire lentement, en faisant de grands efforts.

Alors il ne voit pas les hommes qui avancent sur le chemin, entre les murs de pierre sèche. Ils ont des uniformes, et l’un d’eux tient en laisse un grand chien fauve qui flaire les pierres et s’arrête parfois. Les hommes savent où ils vont, guides par un jeune garçon qui marche devant eux en silence. Ils avancent sur le plateau calcaire, vers la doline déjà prise par l’ombre. Ils ne parlent pas, ils se hâtent et le bruit de leurs bottes dérange un instant le silence de la terre.

Ariane

Au bord du fleuve sec, il y a la cité des H.L.M. C’est une véritable cité en elle-même, avec des dizaines d’immeubles, grandes falaises de béton gris debout sur les esplanades de goudron, dans tout le paysage de collines de pierres, de routes, de ponts, avec le lit de galets poussiéreux du fleuve, et l’usine de crémation qui laisse flotter son nuage âcre et lourd au-dessus de la vallée. Ici, on est loin de la mer, loin de la ville, loin de la liberté, loin de l’air même, à cause de la fumée de l’usine de crémation, et loin des hommes, parce que c’est une cité qui ressemble à une ville désertée. Peut-être qu’il n’y a personne en vérité, personne dans ces grands immeubles gris aux milliers de fenêtres rectangulaires, personne dans ces cages d’escalier, dans ces ascenseurs, et personne encore dans ces grands parkings où sont arrêtées les autos ? Peut-être que ces fenêtres et ces portes sont murées, aveuglées, et que plus personne ne peut sortir de ces murs, de ces appartements, de ces caves ? Mais ceux qui vont et viennent entre les grandes murailles grises, hommes, femmes, enfants, chiens parfois, ne sont-ils pas comme des fantômes sans ombre, insaisissables, introuvables, aux yeux vides, perdus dans l’espace sans chaleur, et ils ne peuvent jamais se rencontrer, jamais se trouver, comme s’ils n’avaient pas de vrai nom.

De temps en temps passe une ombre, fuyante entre les murs blancs. On voit le ciel parfois, malgré la brume, malgré l’épais nuage qui descend de la cheminée de l’usine de crémation, à l’ouest. On voit des avions aussi, un instant échappés des nuées, traçant derrière leurs ailes étincelantes de longs filaments cotonneux.

Mais il n’y a pas d’oiseaux par ici, ni de mouches, ni de sauterelles. Parfois il y a une coccinelle égarée sur les grands parkings de ciment. Elle marche sur le sol, puis elle essaie d’échapper, volant lourdement vers les bacs à fleurs pleins de terre craquelée, où il y a un géranium brûlé.

Il y a des enfants aussi, parfois. Arrêtés devant la porte des immeubles, ils ont jeté leurs cartables par terre, et ils jouent, ils crient, ils se battent. Mais cela ne dure pas longtemps. Ils rentrent dans les alvéoles, entre les murs, et on entend les voix des téléviseurs qui grognent, qui ricanent, qui chantonnent. Ou bien, tout d’un coup, quand la nuit tombe, il y a le bruit déchirant des cyclomoteurs, et la troupe passe à toute vitesse en zigzaguant à travers les parkings, en tournant en rond autour des poteaux électriques. Dix, vingt motos peut-être, et tous les garçons portent des masques de plexiglas, des blousons de simili-cuir noir, des casques orange ou tricolores. Le bruit de leurs engins se répercute sur les murs de ciment, rugit dans les couloirs, dans les souterrains, fait aboyer quelques chiens. Puis ils s’en vont, d’un seul coup, et on entend le bruit de leurs moteurs qui décroît, qui s’éteint entre d’autres murs, au fond d’autres boyaux souterrains.

Quelquefois ils vont au-delà de l’usine de crémation, vers le haut du vallon de l’Ariane, ou bien ils remontent les virages qui vont jusqu’au cimetière, ils grimpent le raidillon de la Lauvette. C’est un bruit étrange comme celui d’un troupeau de bêtes sauvages, qui crie et rugit dans la nuit, fait rouler des échos au fond des ravins obscurs. C’est un bruit qui fait naître la peur, parce qu’il vient de tous les côtés à la fois, incompréhensible, presque surnaturel.

La nuit, l’air froid souffle sur les immeubles et sur les parkings, comme sur des plateaux de pierres. Le ciel est noir, sans étoiles, sans lune, avec la lumière aveuglante des grands pylônes de fer qui fait ses plaques sur le goudron. Le jour, la lumière du soleil se réverbère sur les murs couleur de ciment, prisonnière des nuées lourdes, et le silence qui est à l’intérieur de cette lumière est sans fin. Il y a des reflets, il y a des ombres. Il y a des passages d’autos sur la grande route qui longe le fleuve, et, plus bas, sur l’autopont. Les moteurs vibrent et roulent sans cesse, entre les hautes falaises, camions des cimenteries, camions de bois, d’essence, de briques, camions de viandes ou de lait. Les autos vont vers les supermarchés, ou en reviennent, aveugles, comme si personne vraiment ne les conduisait.

Aujourd’hui, lundi de Pâques, la grande cité des H.L.M. est encore plus vide, encore plus vaste. Le ciel est gris, il y a un vent froid qui souffle le long du fleuve sec, qui remonte entre les murs des digues, entre les hautes falaises des immeubles. La lumière blanche des nuages brille sur les fenêtres, jusqu’au seizième étage, elle fait des sortes d’éclairs qui bougent, des sortes de reflets. Il y a des ombres pâles sur les grands parkings vides.

Les hommes ne sont pas là, aujourd’hui, ils ont disparu. Il n’y a que les carcasses des voitures immobiles, pareilles à celles des grands cimetières de voitures, là-bas, un peu plus en amont du fleuve. C’est un jour pour elles, un jour de carcasses abandonnées, sans moteurs, sans portières, sans roues, phares crevés, glaces brisées, capots béants qui montrent le vide noir d’où les culasses ont été arrachées.

Dans les rues vides, il y a quelques enfants qui courent après un ballon blanc et noir, il y a quelques femmes qui sont arrêtées au bord du trottoir, et qui parlent. Parfois, il y a de la musique. Elle sort d’une fenêtre grande ouverte malgré le vent froid : une musique lourde, aux accents traînants, avec une drôle de voix aiguë qui chevrote interminablement, et les mains des hommes qui applaudissent en cadence. Pour qui chante cette voix ? Le silence, au-delà, est si grand, si long ! Le silence vient des montagnes rases, dont la courbe se perd dans les nuages, le silence vient des routes, du lit du fleuve sec, et, de l’autre côté, au loin, de la grande autoroute sur ses piliers géants. C’est un silence âpre et froid, un silence crissant de poussière de ciment, épais comme la fumée sombre qui sort des cheminées de l’usine de crémation. C’est un silence d’au-delà des grondements des moteurs. En haut des collines, du côté du cimetière, il vit, ce silence, mêlé à l’odeur âcre de la fumée de l’usine de crémation, et il descend lourdement sur le fond de la vallée, sur les parkings des H.L.M., il va jusqu’au fond des caves sans lumière.