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Elle voit où elle est. Sans savoir comment, ses jambes en courant l’ont conduite jusque devant l’immeuble où elle habite. Elle lève les yeux, elle cherche les fenêtres de l’appartement où il y a son père, sa mère et sa petite sœur. Il y a déjà cinq mois qu’ils habitent là, mais elle doit toujours regarder aussi longtemps avant de reconnaître les trois fenêtres, à côté de celles où il y a des pots de géraniums. Les deux fenêtres de la grande chambre sont éclairées, parce que c’est là que son père est assis dans son fauteuil, en train de regarder la télévision en mangeant. Maintenant, Christine est bien fatiguée, et elle est presque contente à l’idée de rentrer dans l’appartement étroit, de sentir l’odeur lourde de la nourriture, d’entendre la voix nasillarde du poste de télévision.

Elle monte les marches de l’escalier, elle pousse la porte d’entrée de l’immeuble, elle met la main sur le bouton de la minuterie. Alors elle les voit. Ils sont là qui l’attendent, tous, avec leurs blousons de vinyle noir et leurs casques aux visières rabattues qui luisent ! dans la lumière de l’escalier.

Elle ne peut pas crier, parce que quelque chose se bloque dans sa gorge, et ses jambes ne peuvent plus bouger. Ils se sont approchés. L’un d’eux, un grand qui a un blouson d’aviateur, et un casque orange avec une visière en plexiglas fume, s’approche tout près d’elle, il la prend par le bras. Elle cherche à se dégager, elle ouvre la bouche, elle va crier. Alors il la frappe, de toutes ses forces, avec son poing, dans le ventre, là où le corps se plie en deux, et la respiration s’arrête. Ils l’entraînent vers la porte qui est à côté de l’ascenseur, et ils descendent l’escalier de ciment qui résonne. On entend les bruits des téléviseurs au rez-de-chaussée, les bruits de la vaisselle, les cris des enfants. Sous terre, la lumière est grise, elle vient de deux ou trois ampoules au milieu des tuyaux et des conduits d’égout. Les motards avancent vite, ils tirent le corps de Christine, ils la portent presque. Ils ne disent rien. IL ouvrent une porte. C’est une cave, à peine quatre ou cinq mètres carrés, du ciment gris, des caisses, et par terre, il y a un vieux matelas. Ils jettent Christine par terre, et l’un des motards allume une bougie, au fond de la cave, en équilibre sur une vieille assiette. La cave est si petite qu’ils sont debout les uns contre les autres. Dehors, la lumière de la minuterie s’éteint, et il n’y a plus que la lueur de la bougie qui vacille. Christine reprend son souffle. Les larmes coulent sur ses joues, barbouillent le rimmel et le fond de teint. Elle claque des dents.

« Déshabille-toi. »

La voix du grand a résonné dans la cave étroite, une voix dure et rauque que Christine ne connaît pas. Comme elle ne bouge pas, il se penche sur elle, et il tire sur sa veste, déchire le col. Alors Christine a peur, et clic pense à ses habits qui vont être déchirés. Elle enlève sa veste, la pose par terre. Elle va à l’autre bout de la cave, tout près de la bougie, et elle ôte son tricot rayé, elle défait la fermeture des bottes, elle fait glisser son pantalon, puis son slip et son soutien-gorge. Elle grelotte nue dans le froid de la cave, l’air efflanquée et maigrichonne, ses dents claquent si fort qu’elle sait qu’elle ne pourrait même pas crier ; elle pleure un peu, en geignant, et les larmes continuent à souiller ses joues de rimmel et de fard. Puis le garçon s’approche d’elle, il défait sa ceinture. Il la pousse sur le matelas et s’étend sur elle, sans ôter son casque. Les autres s’approchent et elle voit leurs visages penchés sur elle, elle sent leur haleine sur sa peau. Interminablement, l’un après l’autre, ils l’ouvrent, ils la déchirent, et la douleur est si grande qu’elle ne sent plus la peur ni le froid, mais seulement le vertige qui se creuse en elle, qui l’écrase plus loin que son ventre, plus bas, comme si le matelas mouillé tombait au fond d’un puits glacé et noir brisant ses reins. Cela dure si longtemps qu’elle ne sait plus ce qui s’est passé. Chaque fois qu’un garçon entre en elle, en forçant, la douleur grandit dans son corps et l’entraîne au fond du puits. Les mains écrasent ses poignets contre le sol, écartent ses jambes. Les bouches s’appliquent sur sa bouche. | mordent ses seins, étouffent sa respiration.

Puis la bougie tremble un peu plus et se noie dans sa cire. Alors tout s’arrête. Il y a un silence, et le froid est si terrible que Christine se roule en boule sur le matelas, elle s’évanouit.

Quand la lumière électrique revient, elle voit la porte de la cave ouverte, et les motards sont debout dans le couloir. Elle sait que c’est fini. Elle se lève, elle s’habille, elle sort de la cave en titubant. Son ventre brûle et saigne, ses lèvres sont gonflées, tuméfiées. Les larmes ont séché sur ses joues avec le rimmel et le fard.

Ils la poussent devant eux dans l’escalier de ciment. Dans l’entrée, seul reste le grand, avec son casque et son blouson d’aviateur. Avant de s’en aller, il se penche sur Christine, sa main se pose sur son cou.

« Salaud ! » dit Christine, et sa voix tremble de rage et de peur. Mais lui fait peser sa main sur son épaule.

« Si tu parles, on te tue. »

Christine s’assoit dehors, sur les marches de l’escalier. Elle reste longtemps là, sans bouger, pour que le froid la rende insensible, pour que le noir de la nuit l’enveloppe et calme la douleur de son ventre et les meurtrissures de ses lèvres. Puis elle cherche, dans le parking, une voiture arrêtée avec un grand rétroviseur extérieur, et lentement, avec une application de petite fille, elle essuie le rimmel de ses yeux, et elle étale le fond de teint de ses joues bleuies.

Villa Aurore

Depuis toujours, Aurore existait, là, au sommet de la colline, à demi perdue dans les fouillis de la végétation, mais visible tout de même entre les hauts fûts des palmiers et des lataniers, grand palais blanc couleur de nuage qui tremblait au milieu des ombres des feuillages. On l’appelait la villa Aurore, bien qu’il n’y ait jamais eu de nom sur les piliers de l’entrée, seulement un chiffre gravé sur une plaque de marbre, qui a disparu bien avant que j’aie pu me souvenir de lui. Peut-être qu’elle portait ce surnom à cause de sa couleur de nuage justement, cette teinte légère et nacrée pareille au ciel du premier matin. Mais tout le monde la connaissait, et elle a été la première maison dont je me souvienne, la première maison étrangère qu’on m’ait montrée.

C’est aussi à cette époque-là que j’ai entendu parler de la dame de la villa Aurore, et on a dû me la montrer peut-être, parfois, en train de se promener dans les allées de son jardin, coiffée de son grand chapeau de jardinier, ou bien en train de tailler les rosiers, près du mur d’entrée. Mais je garde d’elle un souvenir imprécis, fugitif, à peine perceptible, tel que je ne peux être tout à fait sûr de l’avoir réellement vue, et que je me demande parfois si je ne l’ai pas plutôt imaginée. J’entendais souvent parler d’elle, dans des conversations (entre ma grand-mère et ses amies, principalement) que j’écoutais distraitement, mais où elle ne tardait pas à faire figure d’une personne étrange, une sorte de fée peut-être, dont le nom même me semblait plein de mystères et de promesses : la dame de la villa Aurore. À cause de son nom, à cause de la couleur nacrée de sa maison entraperçue au milieu des broussailles, à cause du jardin aussi, si grand, si abandonné, où vivaient des multitudes d’oiseaux et de chats errants, chaque fois que je pensais à elle, chaque fois que j’approchais de son domaine, je ressentais un peu le frisson de l’aventure.