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Plus tard, j’appris avec d’autres garnements la possibilité d’entrer dans son domaine, par une brèche dans le vieux mur, du côté du ravin, à l’ubac de la colline. Mais à cette époque-là, nous ne disions plus la dame de la villa Aurore, ni même la villa Aurore. Nous en parlions avec une périphrase qui avait été certainement inventée pour exorciser le mystère de la première enfance, et pour justifier notre entrée : nous disions : « Aller au jardin des chats errants », ou bien « passer par le trou du mur ». Mais nous restions prudemment dans la partie abandonnée du jardin, celle où vivaient les chats, et leurs portées miraculeuses de chatons aveugles, et deux ou trois statues de plâtre abandonnées à la végétation. C’est à peine si, lors de ces jeux de cache-cache et ces expéditions de reconnaissance à travers la jungle des acanthes et des lauriers-sauces, j’apercevais parfois, très loin, comme irréelle, la grande maison blanche aux escaliers en éventail entourée des fûts des palmiers. Mais pas une fois je n’entendis la voix de la propriétaire, pas une fois je ne la vis sur les marches de l’escalier, dans les allées de gravier, ni même derrière le carreau d’une fenêtre.

Pourtant, c’est une chose étrange aussi quand je pense à cette époque, c’est comme si nous savions tous que la dame était là, qu’elle habitait dans cette maison, qu’elle y régnait. Sans jamais la voir, sans la connaître, sans même savoir quel était son vrai nom, nous étions conscients de sa présence, nous étions ses familiers, ses voisins. Quelque chose d’elle vivait alors dans ce quartier, en haut de la colline, quelque chose que nous ne pouvions pas voir vraiment, mais qui existait dans les arbres, dans les palmiers, dans la silhouette de la maison blanche, dans les deux piliers de pierre de l’entrée et dans la grande grille rouillée fermée par une chaîne. C’était un peu comme la présence de quelque chose de très ancien, de très doux et de lointain, la présence des vieux oliviers gris, du cèdre géant marqué par la foudre, des vieux murs qui entouraient le domaine comme des remparts. C’était aussi dans l’odeur chaude des lauriers poussiéreux, dans les massifs de pittospores et d’orangers, dans les haies sombres de cyprès. Jour après jour, tout cela était là, sans bouger, sans changer, et on était heureux sans le savoir, sans le vouloir, à cause de la présence de la dame qui était au cœur du domaine.

Les chats aussi, on les aimait bien. Quelquefois il y avait des garnements qui les chassaient devant eux à coups de pierres, mais quand ils franchissaient la brèche du mur, ils cessaient leur poursuite. Là, dans le jardin, à l’intérieur des murs, les chats errants étaient chez eux, et ils le savaient. Ils vivaient par meutes de centaines, accrochés aux rochers de l’ubac, ou bien à demi cachés dans les creux du vieux mur, se chauffant au soleil pâle de l’hiver.

Je les connaissais bien, tous, comme si j’avais su leurs noms : le chat blanc borgne, aux oreilles déchirées par les combats, le chat roux, le chat noir aux yeux bleu ciel, le chat blanc et noir aux pattes toujours sales, la chatte grise aux yeux dorés, et tous ses enfants, le chat à la queue coupée, le chat tigré au nez cassé, le chat qui ressemblait à un petit tigre, le chat angora, la chatte blanche avec trois petits blancs comme elle, affamés, tous, apeurés, aux pupilles agrandies, au poil taché ou hérissé, et tous ceux qui s’en allaient vers la mort, les yeux larmoyants, le nez coulant, si maigres qu’on voyait leurs côtes à travers leur fourrure, et les vertèbres de leur dos.

Eux vivaient dans le beau jardin mystérieux, comme s’ils étaient les créatures de la dame de la villa Aurore. D’ailleurs, quelquefois, quand on s’aventurait près des allées, du côté de la maison blanche, on voyait de petits tas de nourriture disposés sur des bouts de papier ciré, ou bien dans de vieilles assiettes émaillées. C’était elle qui leur donnait à manger, et ils étaient les seuls êtres qui pouvaient l’approcher, qui pouvaient lui parler. On disait que c’était de la nourriture empoisonnée qu’elle leur donnait pour mettre fin à leurs souffrances, mais je crois que ce n’était pas vrai, que c’était seulement une légende de plus inventée par ceux qui ne connaissaient pas Aurore, et qui avaient peur d’elle. Alors nous, nous n’osions pas aller trop près des allées ou des murs, comme si nous n’étions pas de la même espèce, comme si nous devions toujours rester des étrangers.

Les oiseaux aussi, je les aimais, parce que c’étaient des merles au vol lourd, qui bondissaient d’arbre en arbre. Ils sifflaient de drôles d’airs moqueurs, perchés sur les hautes branches des lauriers, ou bien dans les couronnes sombres de l’araucaria. Quelquefois je m’amusais à leur répondre, en sifflant, parce qu’il n’y avait que là qu’on pouvait se cacher dans les broussailles et siffler comme un oiseau, sans que personne ne vienne. Il y avait des rouges-gorges aussi, et de temps en temps, vers le soir, quand la nuit tombait sur le jardin, un rossignol mystérieux qui chantait sa musique céleste.

Il y avait aussi quelque chose de curieux dans ce grand jardin abandonné : c’était une sorte de temple circulaire, fait de hautes colonnes sur lesquelles reposait un toit orné de fresques, avec un mot mystérieux écrit sur l’un des côtés, un mot étrange qui disait :

OUPANOΣ

Longtemps je restais là à regarder le mot étrange, sans comprendre, à moitié caché dans les hautes herbes, entre les feuilles de laurier-sauce. C’était un mot qui vous emportait loin en arrière, dans un autre temps, dans un autre monde, comme un nom de pays qui n’existerait pas. Il n’y avait personne dans le temple, sauf quelquefois des merles qui sautillaient sur les marches de marbre blanc, et les herbes folles et les lianes qui envahissaient peu à peu les colonnes, qui s’entortillaient, qui faisaient des taches sombres. À la lumière du crépuscule, il y avait quelque chose d’encore plus mystérieux dans cet endroit, à cause des jeux de l’ombre sur les marches de marbre, et du péristyle du temple où brillaient les lettres magiques. Je croyais en ce temps-là que le temple était vrai, et quelquefois j’y allais avec Sophie, avec Lucas, Michel, les autres enfants du voisinage, sans faire de bruit, en rampant dans l’herbe, pour observer le temple. Mais aucun de nous n’aurait osé s’aventurer sur les marches du temple, de peur de rompre le charme qui régnait sur ce lieu.

Plus tard, mais déjà à ce moment-là je n’allais plus au jardin d’Aurore, plus tard un type m’a dit ce que c’était que le temple, construit par un cinglé qui se croyait revenu au temps des Grecs, et il m’a même expliqué le mot magique, il m’a dit comment ça se prononçait, ouranos, et il m’a dit que ça voulait dire « ciel », en grec. Il avait appris cela en classe et il en était sûrement très fier, mais déjà ça m’était égal, je veux dire, tout était déjà enfermé dans ma mémoire, et on ne pouvait pas le changer.

Les journées étaient longues et belles, en ce temps-là, dans le jardin de la villa Aurore. Il n’y avait rien d’autre d’intéressant dans la ville, ni les rues, ni les collines, ni même la mer, qu’on voyait au loin, entre les arbres et les palmiers. L’hiver, le jardin était sombre et dégouttant de pluie, mais c’était bien quand même, par exemple de s’asseoir, le dos contre le tronc d’un palmier, et d’écouter la pluie faire son tambourinage sur les grandes palmes et sur les feuilles des lauriers. Alors l’air était immobile, glacé, et on n’entendait pas un cri d’oiseau, pas un bruit d’insecte. La nuit venait vite, lourde, chargée de secrets, portant avec elle un goût âcre de fumée, et l’ombre mouillée faisait frissonner la peau, les feuilles des arbres, comme un souffle sur l’étang.