Выбрать главу

Ou bien le soleil apparaissait, à la veille de l’été, dur et aigu, entre les hautes branches, brûlant les minuscules clairières près des eucalyptus. Lorsque la chaleur était haute, j’allais en rampant comme un chat, jusqu’à la porte, dans les broussailles, d’où je pouvais voir le temple. C’était à ce moment-là que c’était le plus beau : le ciel bleu, sans nuage, et la pierre blanche du temple, si intense que je devais fermer les yeux, ébloui. Alors je regardais le nom magique, et je pouvais m’en aller rien que sur ce nom, comme dans un autre monde, comme si j’entrais dans un monde qui n’existait pas encore. Il n’y aurait rien d’autre que ce ciel nu, et cette pierre blanche, ces hauts fûts de marbre blanc, et le bruit crissant des insectes d’été, comme s’ils étaient le bruit même de la lumière. Je restais assis des heures, à l’entrée de ce monde, sans vouloir y aller vraiment, seulement regardant ces lettres qui disaient le mot magique, et sentant le pouvoir de la lumière et l’odeur. Encore aujourd’hui je la perçois, l’odeur âcre des lauriers, des écorces, des branches cassées qui cuisaient à la chaleur du soleil, l’odeur de la terre rouge. Elle a plus de force que le réel, et la lumière que j’ai amassée à cet instant, dans le jardin, brille encore à l’intérieur de mon corps, plus belle et plus intense que celle du jour. Les choses ne devraient pas changer.

*

Ensuite, il y a comme un grand vide dans ma vie, jusqu’au moment où, par hasard, j’ai retrouvé le jardin de la villa Aurore, son mur, sa porte grillée, et la masse des broussailles, les lauriers-sauces, les vieux palmiers. Pourquoi, un jour, avais-je cessé d’entrer par la brèche du mur, et de me faufiler à travers les ronces en guettant les cris des oiseaux, les formes fuyantes des chats errants ? C’était comme si une longue maladie m’avait séparé de l’enfance, des jeux, des secrets, des chemins, et qu’il n’avait plus été possible de faire la jonction entre les deux morceaux séparés. Celui qui avait disparu en moi, où était-il ? Mais pendant des années, il ne s’était pas rendu compte de la rupture, frappé d’amnésie, rejeté à jamais dans un autre monde.

Il ne voyait plus le jardin, il n’y pensait plus. Le mot magique écrit au fronton du faux temple s’était absolument effacé, avait disparu de sa mémoire. C’était un mot qui ne voulait rien dire, un mot simplement pour ouvrir la porte de l’autre monde à celui qui le regardait, à demi caché dans le mur des branches et des feuilles, immobile dans la lumière comme un lézard. Alors, quand on cessait de le voir, quand on cessait d’y croire, le mot s’effaçait, il perdait son pouvoir, il redevenait semblable à tous les autres mots qu’on voit sans les voir, les mots écrits sur les murs, sur les feuilles des journaux, étincelants au-dessus des vitrines.

Alors à ce moment-là, le type qui étudiait le grec, un jour me disait comme cela, en passant, que ça voulait dire « ciel », et ça n’avait plus aucune importance. C’était tout juste devenu un sujet de conversation, si vous voyez ce que je veux dire. Un sujet de conversation, du vent, du vide.

J’ai quand même recherché à tout revoir, un samedi après-midi, peu de temps avant les examens (c’était l’époque où je commençais des études de droit). Il y avait si longtemps que j’avais quitté le quartier que j’ai eu du mal à retrouver la rue, celle qui grimpait tout en haut de la colline, jusqu’au mur de la villa Aurore. Les grands immeubles étaient maintenant partout, ils avaient poussé en désordre sur la colline, jusqu’au sommet, serrés les uns contre les autres sur leurs grandes plates-formes de goudron. Les arbres avaient presque tous disparu, sauf un ou deux par-ci par-là, oubliés sans doute par le ravage qui était passé sur la terre : des oliviers, des eucalyptus, quelques orangers qui, maintenant perdus dans cette mer de goudron et de béton, semblaient chétifs, ternes, vieillis, près de leur mort.

Je marchais dans les rues inconnues, et peu à peu mon cœur se serrait. Il y avait une drôle d’impression qui venait de tout, comme de l’angoisse, ou bien une peur très sourde, sans motif réel, l’impression de la mort. Le soleil ruisselait sur les façades des immeubles, sur les balcons, allumait des étincelles sur les grands panneaux vitrés. Le vent tiède de l’automne agitait les feuilles des haies, et le feuillage des plantes d’agrément dans les jardins des résidences, car c’étaient maintenant des plantes sages aux couleurs voyantes, aux noms bizarres que je connaissais depuis peu, poinséttias, bégonias, strelitzias, jacarandas. Il y avait bien, de temps en temps, comme autrefois, des merles moqueurs qui criaient sur mon passage, qui sautillaient dans le gazon des ronds-points, et des cris d’enfants, et des aboiements de chiens. Mais la mort était derrière tout cela, et je sentais qu’on ne pouvait pas l’éviter.

Elle venait de tous les côtés à la fois, elle montait du sol, elle traînait le long des rues trop larges, sur les carrefours vides, dans les jardins nus, elle se balançait dans les palmes grises des vieux palmiers. C’était une ombre, un reflet, une odeur peut-être, un vide qui était maintenant dans les choses.

Alors je me suis arrêté un moment pour comprendre. Tout était tellement différent ! Les villas avaient disparu, ou bien elles avaient été repeintes, agrandies, transformées. Là où il y avait autrefois des jardins protégés par de hauts murs décrépis, maintenant s’élevaient les immeubles très blancs de dix, huit, douze étages, immenses sur leurs parkings tachés de cambouis. Ce qui était inquiétant surtout, c’est que je ne parvenais plus à retrouver mes souvenirs à présent. Ce qui existait aujourd’hui avait effacé d’un seul coup tous mes souvenirs d’enfance, laissant seulement la sensation douloureuse d’un vide, d’une mutilation, un malaise vague, aveugle, qui empêchait mes sentiments d’autrefois de se rejoindre avec ceux du présent. Dépossédé, exilé, trahi, ou peut-être seulement exclu, alors il y avait pour moi ce goût de mort, ce goût de néant. Le béton et le goudron, les hauts murs, les terre-pleins de gazon et de soucis, les murettes au grillage nickelé, tout cela avait une forme, était plein d’une lueur d’angoisse, chargé d’un sens mauvais. Je venais de comprendre qu’en m’éloignant, en cessant de garder mon regard fixé sur mon monde, c’était moi qui l’avais trahi, qui l’avais abandonné à ses mutations. J’avais regardé ailleurs, j’avais été ailleurs, et pendant ce temps, les choses avaient pu changer.

Où était Aurore, maintenant ? Avec hâte, je marchais le long des rues vides, vers le sommet de la colline. Je voyais les noms des immeubles, écrits en lettres dorées sur leurs frontons de marbre, des noms prétentieux et vides, qui étaient pareils à leurs façades, à leurs fenêtres, à leurs balcons :

« La Perle »

« L’Age d’or »

« Soleil d’or »

« Les Résédas »

« Les Terrasses de l’Adret »

Je pensais alors au mot magique, au mot que je ne prononçais jamais, ni personne, au mot qu’on pouvait seulement voir, gravé au sommet du faux temple grec en stuc, le mot qui emportait dans la lumière, dans le ciel cru, au-delà de tout, jusqu’à un lieu qui n’existait pas encore. Peut-être que c’était lui qui m’avait manqué, pendant toutes ces années d’adolescence, quand j’étais resté loin du jardin, loin de la maison d’Aurore, loin de tous ces sentiers. Maintenant, mon cœur battait plus vite, et je sentais quelque chose m’oppresser, appuyer au centre de moi-même, une douleur, une inquiétude, parce que je savais que je n’allais pas retrouver ce que je cherchais, que je ne le retrouverais jamais plus, que cela avait été détruit, dévoré.