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Partout, il y avait ces jardins éventrés, ces ruines, ces plaies béantes creusées dans la terre, en haut de la colline. Sur les chantiers les hautes grues étaient immobiles, menaçantes, et les camions avaient laissé des traînées de boue sur la chaussée. Les immeubles n’avaient pas encore fini de pousser, ils grandissaient encore, mordant dans les vieux murs, abrasant la terre, étendant autour d’eux ces nappes de goudron, ces aires nues de ciment éblouissant.

Je fermais à demi les yeux, luttant contre la réverbération du soleil couchant sur toutes les façades blanches. Il n’y avait plus d’ombres à présent, plus de secrets. Rien que les garages souterrains des immeubles, ouvrant leurs larges portes noires, montrant les couloirs brumeux de leurs fondations.

Par instants, je croyais reconnaître une maison, un mur, ou bien même un arbre, un vieux laurier qui avait survécu à la destruction. Mais c’était pareil à un reflet, cela s’allumait et s’éteignait aussitôt, avant même que j’aie pu le savoir, et il ne restait plus rien alors que la surface vide de l’asphalte, et les hauts murs qui interdisaient le ciel.

J’ai erré longtemps au sommet de la colline, à la recherche de quelque trace, d’un indice. Le soir commençait à tomber, la lumière devenait trouble et faible, les merles volaient lourdement entre les immeubles, à la recherche d’un lieu pour dormir. Ce sont eux qui m’ont guidé jusqu’à la villa Aurore. Tout d’un coup je l’ai vue. Je ne l’avais pas reconnue, parce qu’elle était en contrebas de la grande route circulaire, tellement enfoncée sous le mur de soutènement, au creux du virage, que je ne voyais que son toit-terrasse et ses cheminées. Comment avais-je pu l’oublier pareillement ? Le cœur battant, j’ai traversé la route, en courant entre deux voitures, je me suis approché du grillage. C’était bien elle. Je ne l’avais jamais vue de si près, et surtout, je n’avais jamais imaginé à quoi elle pouvait ressembler, vue d’en haut, comme d’un pont. Alors elle m’est apparue, triste, grise, abandonnée, avec ses hautes fenêtres aux volets fermés, et le plâtre taché de rouille et de suie, les stucs rongés par la vieillesse et le malheur. Elle n’avait plus cette couleur légère, nacrée, qui la faisait paraître irréelle autrefois, quand je la guettais entre les branches basses des lauriers. Elle n’avait plus sa couleur d’aurore. Maintenant, elle était d’un blanc-gris sinistre, couleur de maladie et de mort, couleur de bois de cave, et même la lueur douce du crépuscule ne parvenait pas à l’éclairer.

Pourtant, il n’y avait plus rien qui la cachait, qui la protégeait. Les arbres avaient disparu autour d’elle, sauf deux ou trois troncs d’oliviers, déjetés et tordus, grimaçants, qui poussaient en contrebas de la route, de chaque côté de la vieille maison. En regardant avec attention, je découvrais peu à peu chaque arbre ancien, les palmiers, les eucalyptus, les lauriers, les citronniers, les rhododendrons, chaque arbre que j’avais connu, qui avait été pour moi aussi proche qu’une personne, dans le genre d’un ami géant que je n’aurais pas approché. Oui, ils étaient là, encore, c’était vrai, ils existaient.

Mais comme la villa Aurore, ils n’étaient plus que des formes vides, des ombres, très pâles et légers, comme s’ils étaient vides à l’intérieur.

Je suis resté là un bon moment, immobile sur la grand-route, à regarder le toit de la vieille maison, les arbres, et le bout de jardin qui subsistait. Alors je voyais au-delà, vers l’image de mon enfance, et j’essayais de faire renaître ce que j’avais aimé autrefois. Cela venait, puis s’en allait, revenait encore, hésitant, trouble, peut-être douloureux, une image de fièvre et d’ivresse, qui brûlait mes yeux et la peau de mon visage, qui faisait trembler mes mains. La lumière du crépuscule vacillait, en haut de la colline, couvrant le ciel, puis se retirant, faisant surgir les nuages de cendres. La ville, tout autour, était immobilisée. Les voitures ne roulaient plus dans leurs ornières, les trains, les camions sur les nœuds des autoroutes. La grand-route derrière moi, franchissait ce qui avait été autrefois le jardin de la villa Aurore, en faisant un long virage, presque suspendue en plein ciel. Mais pas une voiture ne passait sur la route, personne. La dernière lumière du soleil, avant de disparaître, avait fasciné le monde, le tenait en suspens, pour quelques minutes encore. Le cœur battant, le visage brûlant, j’essayais d’arriver le plus vite possible jusqu’au monde que j’avais aimé, de toutes mes forces, j’essayais de le voir apparaître, vite, tout cela que j’avais été, ces creux d’arbres, ces tunnels sous le feuillage sombre, et l’odeur de la terre humide, le chant des criquets, les chemins secrets des chats sauvages, leurs tanières sous les lauriers, le mur blanc, léger comme un nuage, de la villa Aurore, et surtout le temple, lointain, mystérieux comme une montgolfière, avec au front ce mot que je pouvais voir, mais que je ne pouvais pas lire.

Un instant, l’odeur d’un feu de feuilles est venue, et j’ai cru que j’allais pouvoir entrer, que j’allais retrouver le jardin, et avec le jardin le visage de Sophie, la voix des enfants qui jouaient, mon corps enfin, mes jambes et mes bras, ma liberté, ma course.

Mais l’odeur est passée, la lumière du crépuscule s’est ternie, quand le soleil a disparu derrière les nuages accrochés aux collines. Alors tout s’est défait. Même les autos ont recommencé de rouler sur la grand-route, en prenant le virage à toute vitesse, et le bruit de leurs moteurs qui s’éloignaient me faisait mal.

J’ai vu le mur de la villa Aurore, maintenant si proche que j’aurais presque pu le toucher en tendant le bras, s’il n’y avait pas eu le grillage de fil de fer sur le petit mur de la route. J’ai vu chaque détail du mur, le plâtre écaillé, rayé, les taches de moisissure autour des gouttières, les éclats de bitume, les blessures qu’avaient laissées les machines, quand on avait fait la route. Les volets des hautes fenêtres étaient fermés, à présent, mais fermés comme ceux qu’on n’aura plus jamais besoin d’ouvrir, fermés à la manière de paupières serrées d’aveugle. Sur la terre, autour de la maison, parmi le gravier, les mauvaises herbes avaient poussé, et les massifs d’acanthe débordaient de toutes parts, étouffant la vigne vierge et les vieux orangers. Il n’y avait pas un bruit, pas un mouvement dans la maison. Mais ce n’était pas le silence d’autrefois, chargé de magie et de mystère. C’était un mutisme pesant, difficile, qui m’étreignait le cœur et la gorge, et me donnait envie de fuir.

Pourtant, je ne parvenais pas à m’en aller. Je marchais maintenant le long du grillage, cherchant à percevoir le moindre signe de vie dans la maison, le moindre souffle. Un peu plus loin, j’ai vu l’ancien portail peint en vert, celui que j’avais regardé autrefois avec une sorte de crainte, comme s’il avait défendu l’entrée d’un château. Le portail était le même, mais les piliers qui le soutenaient avaient changé. Maintenant ils étaient au bord de la grand-route, deux piliers de ciment déjà gris de suie. Il n’y avait plus le beau chiffre gravé sur sa plaque de marbre. Tout semblait étriqué, triste, réduit par la vieillesse. Il y avait un bouton de sonnette avec un nom écrit au-dessous, sous un couvercle de matière plastique encrassé. J’ai lu le nom :

Marie Doucet

C’était un nom que je ne connaissais pas, parce que personne n’avait jamais parlé de la vieille dame autrement qu’en disant, la dame de la villa Aurore, mais j’ai compris, rien qu’en voyant le nom écrit, sous la sonnette inutile, que c’était elle, celle que j’aimais, celle que j’avais guettée longtemps sans la voir jamais, depuis mes cachettes sous les lauriers.

D’avoir vu son nom, et de l’avoir aimé tout de suite, ce beau nom qui s’accordait si bien avec mes souvenirs, j’ai été assez heureux, et le sentiment d’échec et d’étrangeté que j’avais ressenti en marchant dans mon ancien quartier avait presque disparu.