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Un instant, j’ai eu envie d’appuyer sur la sonnette, sans penser, sans raisonner, simplement pour voir apparaître le visage de la dame que j’avais aimée si longtemps. Mais cela ne se pouvait pas. Alors, je suis parti. J’ai redescendu les rues vides, entre les grands immeubles aux fenêtres allumées, aux parkings pleins d’autos. Il n’y avait plus d’oiseaux dans le ciel, et les vieux chats errants n’avaient plus de place pour vivre. Moi aussi, j’étais devenu un étranger.

*

C’est un an plus tard que j’ai pu retourner en haut de la colline. Je n’avais pas cessé d’y penser, et malgré toutes les activités et toutes les futilités de la vie d’étudiant, restait au fond de moi cette inquiétude. Pourquoi ? Je crois que, dans le fond, je n’avais jamais pu m’habituer tout à fait à n’être plus celui que j’avais été, l’enfant qui entrait par la brèche du mur, et qui avait trouvé ses cachettes et ses chemins, là, dans le grand jardin sauvage, au milieu des chats et des cris des insectes. C’était resté au fond de moi, vivant au fond de moi, malgré tout le monde qui m’avait séparé.

Maintenant, je savais que je pouvais aller jusqu’à la villa Aurore, que j’allais appuyer sur le bouton de sonnette, au-dessus du nom de Marie Doucet, et que j’allais enfin pouvoir entrer dans la maison blanche aux volets fermés.

Étrangement, maintenant que j’avais une bonne raison de sonner à la porte de la villa, avec cette fameuse annonce par laquelle Mlle Doucet offrait une « chambre à un étudiant (e) qui accepterait de garder la maison et de la protéger » — maintenant plus encore j’appréhendais d’y aller, de forcer cette porte, d’entrer pour la première fois dans ce domaine étranger. Qu’allais-je dire ? Pourrais-je parler normalement à la dame de la villa Aurore, sans que ma voix ne tremble et que mes paroles ne s’emmêlent, sans que mon regard ne révèle tout mon trouble, et surtout, mes souvenirs, la crainte et le désir de mon enfance ? Je marchais lentement le long des rues, vers le sommet de la colline, sans penser, de peur de faire naître trop de doutes. Les yeux fixés sur des choses sans importance, les feuilles mortes dans les caniveaux, les marches du raccourci semées d’aiguilles de pin, les fourmis, les mouches qui sommeillent, les mégots abandonnés.

Quand je suis arrivé en dessous de la villa Aurore, j’ai été encore étonné du changement. Depuis quelques mois, on avait fini de construire de nouveaux immeubles, on avait entrepris quelques chantiers, démoli quelques anciennes villas, éventré des jardins.

Mais c’est surtout la grand-route, qui fait son virage autour de la villa Aurore, qui me donnait une impression encore plus terrible de vide, d’abandon. Les autos glissaient vite sur l’asphalte, en sifflant un peu, puis s’éloignaient, disparaissaient entre les grands immeubles. Le soleil étincelait partout, sur les murs trop neufs des buildings, sur le goudron noir, sur les coques des voitures.

Où était la belle lumière d’autrefois, celle que j’apercevais sur le fronton du faux temple, entre les feuilles ? Même l’ombre n’était plus pareille, à présent : grands lacs sombres au pied des résidences, ombres géométriques des réverbères et des grillages, ombres dures des voitures arrêtées. Je pensais alors à l’ombre légère qui dansait entre les feuilles, l’ombre des arbres enchevêtrés, des vieux lauriers, des palmiers. Tout d’un coup je me souvenais des taches rondes que faisait le soleil en traversant les feuilles d’arbre, et aux nuages gris des moustiques. C’était cela que je cherchais maintenant sur le sol nu, et mes yeux brûlaient à cause de la lumière. Cela qui était resté au fond de moi, durant toutes ces années, et qui, à présent, dans la nudité terrible, dans la brûlure de la lumière du présent, faisait comme un voile devant mes yeux, un vertige, un brouillard : l’ombre du jardin, l’ombre douce des arbres, qui préparait l’apparition éclatante de la belle maison couleur de nacre, entourée de ses jardins, de ses mystères et de ses chats.

Je n’ai sonné qu’une fois, brièvement, souhaitant peut-être au fond de moi que personne ne vienne. Mais au bout d’un instant, la porte de la villa s’est ouverte, et j’ai vu une vieille femme, vêtue comme une paysanne, ou comme une jardinière ; elle se tenait devant la porte, les yeux plissés à cause de la réverbération de la lumière, et elle cherchait à me voir. Elle ne me demandait pas ce que je voulais, ni qui j’étais, alors, entre les barreaux de la grille, je le lui ai dit, en parlant fort :

« Je suis Gérard Estève, je vous ai écrit, pour l’annonce, pour la chambre… »

La vieille femme continuait à me regarder sans répondre ; puis elle a un peu souri, et elle a dit :

« Attendez, je vais prendre la clé, j’arrive… »

Avec sa voix douce et fatiguée, et j’ai compris que je n’avais pas besoin de crier.

Je n’avais jamais vu la dame de la villa Aurore et pourtant, maintenant, je savais bien que c’était ainsi que j’avais toujours dû l’imaginer. Une vieille femme au visage cuit par le soleil, avec des cheveux blancs coupés court, et des habits qui avaient vieilli avec elle, des habits de pauvresse ou de paysanne, fanés par le soleil et par le temps. C’était comme son beau nom, Marie Doucet.

Avec elle je suis entré dans la villa Aurore. J’étais intimidé, mais aussi inquiet, parce que tout était si vieux, si fragile. J’avançais lentement dans la maison, précédé de la vieille dame, sans dire un mot, retenant presque mon souffle. Je longeais un corridor obscur, puis s’ouvrait la porte du salon éclatant de lumière dorée, et, à travers les vitres des portes-fenêtres, je voyais les feuilles des arbres et les palmes immobiles dans la belle lumière, comme si le soleil ne devait jamais disparaître. Et tandis que j’entrais dans la grande salle vétuste, il me semblait que les murs s’écartaient à l’infini, et que la maison grandissait, s’étendait sur toute la colline, effaçant tout ce qui était alentour, les immeubles, les routes, les parkings déserts, les gouffres de béton. Alors je retrouvais ma taille ancienne, celle que je n’aurais jamais dû perdre, ma stature d’enfant, et la vieille dame de la villa Aurore grandissait, éclairée par les murs de sa demeure.

Le vertige était si fort que je devais m’appuyer contre un fauteuil.

« Qu’avez-vous ? » dit Marie Doucet. « Vous êtes fatigué ? Voulez-vous boire du thé ? »

Je secouais la tête, un peu honteux de ma faiblesse, mais la vieille dame s’en allait tout de suite, en répondant elle-même :

« Si, si, justement, j’ai de l’eau sur le feu, je reviens tout de suite, asseyez-vous là… »

Puis nous bûmes le thé en silence. L’étourdissement m’avait quitté, mais le vide était resté en moi, et je ne pouvais rien dire. Seulement j’écoutais la vieille dame qui parlait, qui racontait l’aventure de la maison, la dernière aventure qu’elle était en train de vivre, sans doute.

« Ils sont venus, ils reviendront, je le sais, c’est pour cela que je voulais une aide, enfin, quelqu’un comme vous, pour m’aider à — Je voulais une jeune fille, je pensais que ça serait mieux, pour elle et pour moi, mais enfin, vous savez, il y en a deux qui sont venues ici, elles ont regardé la maison, elles m’ont dit poliment au revoir, et je ne les ai jamais revues. Elles avaient peur, elles ne voulaient pas rester ici. Je les comprends, même si tout a l’air tranquille maintenant, moi je sais qu’ils reviendront, ils viendront la nuit, et ils taperont sur les volets avec leurs barres de fer, et ils lanceront des cailloux, et ils pousseront leurs cris sauvages. Depuis des années, ils font cela pour me faire peur, comprenez-vous, pour que je m’en aille d’ici, mais où est-ce que j’irais ? J’ai toujours vécu dans cette maison, je ne saurais pas où aller, je ne pourrais pas. Et puis ensuite, il y a l’entrepreneur qui vient, le lendemain même, il sonne à ma porte, comme vous. Mais c’est vous qui le recevrez, vous lui direz que vous êtes mon secrétaire, vous lui direz… Mais non, au fond, ce n’est pas la peine, je sais bien ce qu’il veut, et lui il sait bien comment l’obtenir, ça ne changera rien. Ils ont pris le terrain pour la route, pour l’école, et puis ils ont loti ce qui était en trop, ils ont construit les immeubles. Mais il y a encore cette maison, c’est cela qu’ils veulent maintenant, ils ne me laisseront pas en repos tant qu’ils n’auront pas eu la maison, pour quoi faire ? Pour construire encore, encore. Alors, je sais qu’ils reviendront, la nuit. Ils disent que ce sont les enfants de la maison de redressement, ils disent cela. Mais je sais ce n’est pas vrai. Ce sont eux, eux tous, l’architecte, l’entrepreneur, le maire et les adjoints, eux tous, il y a si longtemps qu’ils guignent ces terres, ils en ont envie depuis si longtemps. Ils ont construit la route juste là, derrière, ils pensaient que j’allais partir à cause de cela, mais j’ai fermé les volets, je ne les ouvre plus, je reste du côté du jardin… Je suis si fatiguée, quelquefois je pense que je devrais m’en aller vraiment, partir, leur laisser la maison, pour qu’ils finissent leurs immeubles, pour que tout soit fini. Mais je ne peux pas, je ne saurais pas où aller, vous voyez, il y a si longtemps que je vis ici je ne connais plus rien d’autre… »