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Elle parlait comme cela, avec sa voix douce qu’on entendait à peine, et moi je regardais la belle lumière qui bougeait imperceptiblement dans la grande chambre aux meubles anciens, parce que le soleil descendait le long de sa courbe, dans le ciel vide. Je pensais aux journées d’autrefois, là, caché dans les broussailles du jardin, quand la ville n’était encore qu’une rumeur étouffée par les arbres au pied de la colline. Plusieurs fois, j’ai été tenté de lui dire ce qui s’était passé autrefois, quand je jouais dans le jardin, en entrant par la brèche du mur, et que les chats sauvages détalaient dans les taillis. Je voulais lui parler de la grande tache claire qui jaillissait entre les palmiers, soudain, éblouissante, pareille à un nuage, pareille à une plume. J’ai même commencé à lui dire :

« Je me souviens, madame, je… »

Mais la phrase est restée en suspens, et la vieille dame m’a regardé tranquillement, avec ses yeux clairs, et je ne sais pourquoi, je n’ai pas osé continuer. Et puis mes souvenirs d’enfance semblaient dérisoires, maintenant que la ville moderne avait rongé la villa Aurore, car rien ne pouvait cacher la plaie, la douleur, l’angoisse qui régnaient maintenant ici.

Alors, tout d’un coup, j’ai compris que je ne pourrais pas rester dans la maison. J’ai compris cela comme un frisson, c’est venu en moi d’un seul coup. Les forces destructrices de la ville, les autos, les autocars, les camions, les bétonneuses, les grues, les marteaux pneumatiques, les pulvérisateurs, tout cela viendrait ici, tôt ou tard, entrerait dans le jardin endormi, et puis dans les murs de la villa, feraient éclater les vitres, ouvriraient des trous dans les plafonds de plâtre, feraient écrouler les canisses, renverseraient les murs jaunes, les planchers, les chambranles des portes.

Quand j’ai eu compris cela, le vide est entré en moi. La vieille dame ne parlait plus. Elle restait un peu penchée en avant, au-dessus de la tasse de thé qui refroidissait, et elle regardait vers la fenêtre la lumière qui décroissait. Ses lèvres tremblaient un peu, comme si elle allait encore dire quelque chose. Mais elle ne parlerait plus.

Il y avait un tel silence en elle, et ici, dans cette villa qui mourait. Il y avait si longtemps que plus personne ne venait. Les entrepreneurs, les architectes, même l’adjoint du maire, celui qui était venu annoncer la décision d’expropriation, pour cause d’utilité publique, avant qu’on ne construise l’école et la route, plus personne ne venait, plus personne ne parlait. Alors c’était le silence à présent qui enserrait la vieille maison, qui la faisait mourir.

Je ne sais pas comment je suis parti. Je crois que j’ai dû me sauver lâchement, comme un voleur, comme auparavant s’étaient enfuies les deux jeunes filles qui cherchaient une chambre au pair. La vieille dame est restée seule, au centre de sa grande maison abandonnée, seule dans la grande salle décrépie où la lumière du soleil était couleur d’ambre. J’ai redescendu les rues, les avenues, vers le bas de la colline. Les autos fonçaient dans la nuit, phares allumés, feux rouges en fuite. En bas, dans les rainures des boulevards, les moteurs grondaient tous ensemble, avec leur bruit plein de menace et de haine. Peut-être que c’était ce soir, le dernier soir, quand tous ils allaient monter à l’assaut de la maison Aurore, et les jeunes garçons et les jeunes filles de la maison de redressement, le visage barbouillé de suie, allaient entrer dans le jardin plein de sommeil, avec leurs couteaux et leurs chaînes. Ou bien ils glisseraient sur leurs motocyclettes, le long du grand tournant qui enserre la vieille villa comme un anneau de serpent, et quand ils passeraient, ils lanceraient sur le toit plat leurs bouteilles de Coca-Cola vides, et peut-être que l’une d’elles contiendrait de l’essence enflammée. Tandis que j’entrais dans la foule des voitures et des camions, entre les hauts murs des immeubles, il me semblait que j’entendais très loin les cris sauvages des hommes de main de la ville, qui étaient en train de faire tomber l’une après l’autre les portes de la villa Aurore.

Le jeu d’Anne

Il monte dans la vieille Ford pour aller rejoindre Anne. Quand il met le moteur en marche et qu’il sort du garage, il aperçoit sa mère qui est debout sur le gravier. La vieille dame cligne des yeux à cause de la lumière de midi ; elle met sa main en visière au-dessus de ses lunettes, comme si elle cherchait à reconnaître celui qui conduit la voiture. Pourtant, il n’y a que lui dans la villa, et cela lui fait une impression étrange, un peu de vide dans son cœur, quelque chose de lointain, d’incompréhensible. Alors il détourne les yeux. L’auto roule sur les gravillons du jardin, et les pneus descendent sur la chaussée. C’est peut-être la lumière qui cause cette impression d’étrangeté, la lumière qui brillait sur les cheveux blancs de sa mère, sur le mur blanc de la villa, sur les gravillons, comme un regard qui scrute avec insistance.

Quand l’auto roule le long de la rue, vers la place, il descend les glaces et sent l’air chaud sur son visage. Un souffle sec et chaud d’été, qui s’engouffre dans la manche de sa chemise et la fait gonfler dans le dos. Les pneus font un bruit mouillé sur le goudron, et il pense que le soleil a fait fondre le revêtement de la chaussée. Il aime bien ce bruit, et la chaleur de l’été, surtout ce grand ciel bleu aveuglant au-dessus de la montagne.

Tandis qu’il commence à monter vers le haut de la colline, il regarde le paysage qu’il aime bien. Il le connaît bien, il sait tout ce qu’il y a, à chaque instant du jour et de la nuit : chaque arbre, chaque creux de rocher, et les toits des maisons qui s’étalent au-dessous, les rues pareilles à des fractures, les jardins, les grandes esplanades grises.

Il pense à tout cela tandis que l’auto monte l’avenue, virage après virage, jusqu’en haut de la colline. Le ciel est éblouissant, et les immeubles de béton accrochés aux pentes sont plus blancs que jamais, leurs murs semblent chauffés au soleil. Anne aime plutôt la mer, la plage, les pins parasols et les voiles blanches des bateaux, lorsqu’il y a des régates. Elle se méfie de la montagne. Elle dit que c’est un paysage trop dur, trop sec.