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Lui, il aime la montagne. Depuis son enfance, c’est les pierres qu’il a aimées, les ravins gris, les broussailles sèches qui griffent les jambes, l’odeur de musc et de plante qui monte des crevasses, et surtout, le silence du vent. Il se souvient du temps où il accompagnait son père à la chasse, le dimanche, à l’automne, dans le maquis, sur les plateaux, ou bien sur les flancs dénudés des montagnes. Il ne sait plus comment était son père, ni s’il l’aimait, il ne sait de lui que cela : les marches interminables dans le fond des vallons, au soleil pâle de l’aube, sous le ciel bleu, dans le silence des pierres, et puis l’envol brusque d’une perdrix, ou la course d’un lièvre, et à cet instant, un seul coup de feu qui roulait jusqu’au fond des vallées comme le tonnerre.

C’est à cela qu’il pense, tandis que l’auto puissante tourne le long du grand virage bordé d’immeubles. Le soleil brille une fraction de seconde sur chaque baie vitrée, allumant une étincelle aveuglante. En bas, la mer est durcie, les vagues sont immobiles, rides fines qui tracent un filet sur le resplendissement de lumière.

Il sent alors un étrange vertige, d’avoir plongé dans le plus lointain de ses souvenirs. Cela creuse un trou douloureux au fond de lui-même, et en même temps cela le soulage et l’apaise, comme chaque fois qu’il s’échappe, qu’il se souvient du temps où il ne connaissait pas encore Anne. Son cœur bat vite et fort, et ses mains transpirent sur le volant. Il doit les essuyer à son pantalon, l’une après l’autre. Il ralentit un peu, se met tout à fait à droite de la chaussée.

Devant lui, la grande avenue est bien droite. Il n’y a pas beaucoup de circulation, comme toujours entre midi et deux heures. Des camions, de temps à autre, des poids lourds qui viennent d’Italie, avec leur chargement de bois, ou bien des camions-citernes d’essence.

Au bout de l’avenue, il y a encore un virage, d’où l’on voit la chaîne des montagnes, nette et dure dans le ciel sans nuage. Puis on entre dans la zone d’ombre, juste avant le chemin qui conduit à l’Observatoire. Antoine connaît tellement la route qu’il pourrait presque la faire les yeux fermés, c’est ce qu’il a dit un jour à Anne. Pourtant, aujourd’hui, il y a quelque chose de diffèrent. C’est comme s’il venait ici pour la première fois. Chaque détail, chaque arbre, pylône, borne, chaque mur, chaque maison, tandis qu’il passe, surgit avec une clarté douloureuse, s’inscrit au fond de lui pour toujours. Peut-être qu’il ne les avait jamais regardés comme aujourd’hui, avec cette attention fiévreuse. Il y a la peur, aussi, au fond des choses. Les lignes glissent, haies rapides, poteaux, talus jonchés de papiers blancs et d’éclats de verre. C’est la route qui avance, pas la voiture. C’est la terre qui se déroule autour de la cabine hermétique de l’auto de fer, qui lance ses objets, ses images, ses souvenirs. Il voudrait fermer les yeux, il sent une sorte de lassitude au fond de lui, mais son regard reste fixé sur la route, et tout son corps répond automatiquement aux nécessités de la conduite : petits gestes des bras sur le volant, pression du pied droit sur la pédale de l’accélérateur, coup d’œil dans le rétroviseur, ou vers le tableau de bord.

Du coin de l’œil, il voit passer l’embranchement du chemin de l’Observatoire, mais son corps ne réagit pas. Ou plutôt, il réagit en se durcissant, en maintenant son attention douloureuse, la vitesse, la route, les talus qui filent vers l’arrière. Il ne veut pas se souvenir, il ne le veut pas, comme si c’était un mauvais rêve qui, à l’instant même où il s’abandonnerait de nouveau au sommeil, le reprendrait, le ferait souffrir davantage.

Pourtant cela vient, malgré lui. Ce sont les feuillages des arbres qui font clignoter le soleil, comme une pluie d’étincelles sur le pare-brise. L’air doit être doux et léger dehors, pour ceux qui peuvent s’arrêter, pour ceux qui peuvent s’allonger sur le tapis d’aiguilles de pin, et respirer, en regardant le ciel bleu. Il y a l’odeur d’Anne qui flotte, partout. Il la sent, malgré la coque de la voiture aux vitres fermées, malgré l’odeur d’essence qui vient du tapis de sol crevé. Il sent l’odeur douce et forte, l’odeur des cheveux d’Anne, l’odeur de son corps. Ils s’étaient allongés dans le jardin de l’Observatoire, pour manger. Il ne sait plus ce qu’ils avaient mangé, peut-être un bol de salade qu’Anne avait préparé, avec des concombres et du maïs, elle aimait cela. Ils avaient bu du vin rosé, cela il s’en souvient. Anne avait allumé une cigarette, une américaine, elle changeait tout le temps de marque. Mais ils ne disaient rien, ils ne se parlaient presque pas, à voix basse, comme s’ils se faisaient des confidences, pour ne rien dire, des bribes, des demi-paroles que le vent chassait avec la fumée de la cigarette, dans la lumière. C’étaient les grillons qui parlaient, en été.

Maintenant, la route est au plus haut de la montagne. À gauche, il voit les fonds des vallées, brumeux, sombres, comme du haut d’un avion. Il n’y a presque plus personne sur la route, à cause de l’heure. Mais lui ne sent pas la faim, ni la fatigue. Il sait où il va, où il doit aller. Il n’a même pas besoin de faire d’effort pour se souvenir. C’était comme cela, tout à fait comme cela que tout devait se passer.

La ville était devenue une flaque grise semée d’éclats de lumière, étendue dans le creux de la vallée, au pied des montagnes, et devant la mer. Peut-être qu’ils avaient cherché à apercevoir la maison d’Anne, là-bas, perdue dans le nœud des artères. Ou bien l’immeuble des assurances, qui la nuit portait des signes de néon bleu. Peut-être qu’ils s’étaient allongés de nouveau dans le petit bois, sur le tapis d’aiguilles dures, et qu’il avait goûté là ses lèvres pour la première fois. Il pense au goût léger, le goût du tabac blond mêlé à l’air venu du profond de son corps, et son cœur se met à battre plus fort, son front et ses joues transpirent un peu. Il n’aurait pas dû penser à cela, il n’aurait pas dû laisser cela revenir, il sait qu’il va être malade. Il arrête l’auto sur le bord du talus, non loin de la courbe où il y a le poste d’essence Agip. Il ne l’avait jamais vu avec tant de netteté : le grand auvent de ciment, appuyé sur les trois poteaux gris où sont accrochés des panneaux qui bringuebalent dans les rafales du vent. Il y a un grand chien-loup couché sur le sol, entre les pompes. Quand l’auto s’est arrêtée, il a dressé ses oreilles, mais il n’a pas bougé.

Avec peine, il sort de l’auto, il titube dans le vent. C’est moins pour respirer l’air froid que pour entendre le chien aboyer, enfin, parce qu’il veut entendre quelque chose, quelqu’un, pour éteindre le silence qui s’est mis en lui. Au-dessus de la route, il voit les pierres et les broussailles du grand plateau que balaye le vent. Il ne comprend pas bien pourquoi il s’est arrêté là, juste devant le plateau. C’est là que les types de la ville amènent leurs filles, le soir, après avoir bu et dansé dans les boîtes. Autrefois, quand il était au Lycée, tous ils parlaient du plateau, ils se racontaient leurs histoires, avec les filles. Même une fois, un type qui s’appelait Caroni, qui avait une vieille 2CV, lui avait proposé d’aller dans les boîtes, et après d’emmener deux filles sur le plateau, pour s’amuser. Lui avait refusé avec une sorte de fureur, et cela avait fait le tour du Lycée, et il y avait des types qui se moquaient de lui.

De penser à cela, c’est comme un vertige encore, parce que c’est très loin d’Anne, un autre temps. Pourtant, c’est à cause de cela qu’il escalade le talus, et qu’il commence à monter vers le plateau, à travers la caillasse et les broussailles. Il ne sait pas bien ce qu’il cherche ; il fuit, penché en avant, à travers le plateau désert. Le vent souffle par grandes rafales, le vent froid, qui fait pleurer les yeux. Ici la lumière est belle, très dure. Le ciel bleu est immense, marqué de traits blancs étranges laissés par les avions de la stratosphère.