Il suit une sorte de chemin étroit qui sinue à travers les broussailles, qui ne va nulle part. Le silence est très dense ici, à cause du vent, de la lumière, du ciel bleu immense. Il avance, un peu penché en avant. Il sent les épines des buissons qui griffent son pantalon, l’odeur âcre du maquis l’enivre. C’est ici, pense-t-il, c’est ici, c’est ici… Ici quoi ? Il ne sait pas. L’enfance, l’adolescence peut-être, quand il réalise ce qu’il n’a pas osé faire, courir à travers les broussailles avec une fille, puis rouler tous deux sur la terre brûlée, odorante, parmi les arbustes qui déchirent les vêtements, qui font jaillir les perles de sang sur la peau. Caresser le corps chaud qui se dérobe, arrêter la voix avec sa bouche, boire le rire au fond de la gorge.
Mais le plateau est silencieux et désert, il n’y a que le vent et le ciel bleu, la lumière éblouissante. C’est comme s’il voulait fuir son ombre. Cela ne se peut pas.
Il s’est assis dans un creux du sol, là où il y a une sorte de clairière, et la terre rouge est nue. Le vent souffle au-dessus de lui, par rafales qui font bouger les branches des arbustes, mais dans le creux il ne le sent pas. Il sent seulement la brûlure du soleil sur son visage, sur ses mains. Les jambes lui font mal, et il s’aperçoit tout à coup que son pantalon est déchiré, peut-être par une ronce, et que la peau de ses tibias est arrachée. Cela brûle aussi. Il a marché longtemps à travers le plateau, sans s’en rendre compte, alors il pense aux journées dans la garrigue, quand il marchait derrière son père, sans faire de bruit, à l’affût d’un envol de perdrix, ou d’un lièvre. Son père n’avait pas de chien avec lui, jamais, même lorsqu’il allait chasser seul. Il disait que les chiens font du bruit et sentent fort, et que cela fait peur au gibier. C’est sa mère qui lui a raconté cela, bien sûr, parce qu’il ne se souvient même pas d’avoir entendu son père prononcer une parole.
Il marchait derrière lui, sans faire de bruit, en s’efforçant de mettre ses pieds exactement là où son père les avait posés. Il avait peur, quelquefois, si peur qu’il en tremblait et que ses dents claquaient. Il avait peur comme si c’était lui que son père allait tuer avec son fusil à double canon. Mais il aimait marcher loin dans la montagne, escalader les pentes caillouteuses, ou bien avancer sans bruit au fond d’un ravin, comme quand on a la tête rentrée entre les épaules.
C’était bien. Et puis son père est mort. Alors il n’est plus allé dans la montagne, plus jamais. Aujourd’hui, c’est la première fois, mais ça n’est pas vraiment la montagne, parce qu’ici, c’est un paysage sexuel. Partout ici, la nuit, ils viennent. Ils arrêtent leurs autos en bas, sur la route, à côté du poste d’essence Agip, et le grand chien-loup doit aboyer en tirant furieusement sur sa chaîne. Ils viennent en courant à travers les broussailles. Il y a le rire excité, un peu effrayé peut-être, des filles que les types font semblant de perdre dans les broussailles. Ils tombent par terre, ils se roulent là, contre les buissons. Ils déchirent leurs vêtements dans les épines, et les cheveux des filles sont pleins de terre et de brindilles. L’été, la nuit retentit de criquets, cela fait un bruit de scie qui enivre.
À nouveau le vertige. Il se lève, il titube à travers le maquis. Le chant des insectes s’élève, ondoie, tantôt devant lui, tout près, tantôt loin en arrière. La chaleur du soleil a fait jaillir la sueur sur son visage, sur son corps, la chemise colle à son dos, sous ses bras. Il enlève la veste de son complet, il la tient serrée dans sa main droite comme un chiffon, et elle s’accroche et se déchire sur les épines des arbustes. Puis le vent souffle, froid, presque glacé, et il frissonne. Il erre longtemps sur le plateau, au hasard, en regardant toutes les clairières où les broussailles et la terre rouge portent la marque des corps de la nuit passée.
C’est un vertige, comme dans un piège, parce qu’il sait qu’il n’y a qu’ici, sur le plateau, que l’ombre d’Anne n’est pas. Elle ne peut pas venir, c’est un endroit plein de haine et de violence, un endroit âpre et solitaire, comme la lande sur laquelle marche le vieil homme avec son fusil à double canon.
Ailleurs, elle est là, elle attend. Ailleurs, c’est sa lumière, son ciel, son soleil, ses arbres, ses pierres. Il pense à la mer, et tout d’un coup, le vertige cesse, et la violence, la fureur, la haine se résorbent. Il reste debout, immobile, tourné vers l’ouest, là où commence à descendre le soleil. Il y a la ville immense, aux artères qui grondent, aux feux qui clignotent. Il y a la mer, d’un bleu presque noir, dure comme du métal, silencieuse et infinie.
Presque en courant, il traverse toute l’étendue du plateau crissant d’insectes, jusqu’à la route. La voiture est immobile au soleil, sa coque noire brille avec des éclats brûlants.
Quand il s’assoit, il sent la chaleur étouffante. Il ouvre la glace, il met le moteur en marche, il passe en première, il avance. La route est longue, maintenant, mais il sait où il va. Il ne pourra plus l’oublier maintenant. La ville, derrière lui, qui s’éloigne, est solitaire comme le maudit plateau où souffle le vent. C’est un endroit pour la haine, pour le plaisir et la peur, qui sont tout un.
Il n’y a plus de maison pour lui là-bas. Les chambres ne veulent pas de lui, elles le serrent de leurs murs, elles lui tendent les pièges de leurs papiers peints, fers de lance, faisceaux d’aiguilles, volutes, irisations angulaires des noyaux du platine. Tous les soirs, il a changé d’hôtel, comme un qui serait poursuivi par les flics, mais rien n’y a fait. Tous les soirs, tous les jours. Dans la maison de sa mère, c’est plus terrible encore, et cela fait des jours et des jours qu’il n’a pas pu s’asseoir pour manger. Elle est si vieille, avec ses cheveux blancs et ses yeux bleu délavé derrière ses lunettes. La lumière sur ses cheveux blancs et sur les verres de ses lunettes fait bondir son cœur, fait monter un frisson douloureux le long de sa colonne vertébrale. Est-ce qu’il a peur ? Non, ce n’est pas cela, c’est plutôt la peur qui est en lui, et qui se répand au-dehors, en longs frissons.
Maintenant, il roule lentement sur la route, en plein soleil. À droite, il y a la mer, comme vue par un oiseau, si haut que les vagues semblent arrêtées en cercles concentriques autour de la tache du soleil. C’est cela qu’Anne aime par-dessus tout, quand il n’y a rien qui s’interpose entre elle et l’horizon, et qu’on voit la grande ligne courbe sur laquelle repose le ciel. Elle peut rester des heures assise sur un rocher à regarder la mer, immobile comme un pêcheur. Il lui a dit cela un jour, et elle s’est mise à rire. Elle lui a dit qu’elle allait à la pêche autrefois, avec les garçons, elle fabriquait elle-même ses hameçons avec des épingles volées à sa mère. Mais elle n’a jamais rien pris d’autre que des touffes de varech.
Il est entré dans la zone de paix, maintenant, il est revenu dans le domaine d’Anne. Son cœur s’est calmé, et il ne pense plus à rien d’autre qu’à elle. La voiture suit tranquillement sa route, celle que la jeune femme a tracée il y a exactement un an. En quittant l’Observatoire, Anne a roulé vers l’Italie, pour voir la mer. C’était une journée exceptionnelle, le ciel était immense et vide, et la mer était d’un bleu sombre plein d’étincelles, et les montagnes éclairées par le soleil. L’auto d’Anne roule doucement, lentement, dans l’ouverture de la lumière. Sur la carrosserie vert sombre, les reflets glissent, font des étoiles. Peut-être qu’elle écoute la radio à cet instant, la musique des Bee Gees, ou bien une chanson brésilienne qui dit : Mulher rendeira !
Mais il y a le bruit du vent qui souffle contre le pare-brise, qui siffle dans les trous de la voiture. Parfois il y a un poids lourd qui peine le long de la côte, et l’auto le double sans difficulté. La lumière est plus chaude maintenant, à l’ouest, quand les virages permettent de les voir, les montagnes font des silhouettes d’ombre immobiles au-dessus de la mer gris de fer.