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C’est le crépuscule bientôt. Le jour a glissé vite vers l’autre côté de l’horizon, sans un nuage, sans rien qui freine le temps. Le jour a glissé comme vers le passé, entraînant ceux qui vivent vers ceux qui sont morts. Aujourd’hui, c’est le même jour qu’il y a un an. L’auto vert sombre roule sur la route chaude, suspendue entre la mer et le ciel. La lumière fait une ouverture immense, ou bien étend son dôme étincelant, pareil à deux ailes d’ange.

Il ne peut plus rien y avoir de violent, de cruel. Elle l’a décidé ainsi, pour toujours, et elle tient serrée très fort la main de l’homme qu’elle aime. Lui sent son cœur battre dans sa paume, il sent le goût de ses lèvres, l’odeur obsédante de ses cheveux, odeur d’herbe, odeur de chair. Les larmes salées coulent lentement, sans douleur, humectant le coin de ses lèvres.

Alors la lumière devient plus douce, trouble un peu, comme à l’approche du crépuscule. Le vent siffle sur le pare-brise, dans les roues, en faisant sa musique lointaine. La route conduit vers le grand virage, d’où l’on voit la côte de l’Italie, au loin, pareille à une île de hautes montagnes sous l’aile d’un avion.

La voiture vert sombre d’Anne roule vite vers la courbe, sans la voir, parce qu’à cet instant il y a une explosion de lumière sur la carrosserie d’un poids lourd ; elle ferme les yeux, longtemps, les mains accrochées désespérément au volant, tandis que dans un bruit de tôle qui se déchire, l’auto arrache la balustrade de ciment et plonge vers le ravin. Plus tard, le chauffeur du poids lourd dit, il répète sans s’arrêter, sans comprendre : « Elle est tombée comme une pierre et elle a explosé en bas ; comme une boule de feu. Comme une boule de feu. »

Mais il n’y a plus de violence maintenant. Il n’y a plus de destin qui mord, qui ronge le centre du corps, qui hante les jours et les nuits. La mort ne peut plus briller dans les cheveux trop blancs de sa mère, ni sur les visages figés des passants. Rien ne subsiste, ne résiste. C’est une musique, qui est dans le vent, la lumière, le ciel, qui murmure à l’intérieur de l’oreille. Elle dit : « Viens, viens aussi… » Elle trace ses signes sur les routes, des flèches, des chiffres, des dessins qui indiquent le trésor.

Au milieu du virage, on ne peut pas se tromper. Il y a un an, jour pour jour. La balustrade de ciment n’a même pas été réparée. On a mis un grillage de poulailler, fixé par des poteaux de fer. L’auto noire frappe l’un des poteaux à cent kilomètres à l’heure, elle souffle le grillage comme si c’était un simple rideau de gaze. Un instant elle reste suspendue en l’air, planant, brûlée de reflets, avec le ciel droit devant elle et grand ouvert. Puis elle retombe, elle tombe vers le fond du ravin, elle tombe comme une pierre, et en touchant la terre, elle explose, tout à fait comme une boule de feu.

La grande vie

Elles s’appellent Pouce et Poussy, enfin, c’est le petit nom qu’on leur a donné, depuis leur enfance, et pas beaucoup de gens savent qu’en réalité elles s’appellent Christèle et Christelle, de leur vrai nom. On les a appelées Pouce et Poussy parce qu’elles sont comme des sœurs jumelles, et pas très grandes. Pour dire vrai, elles sont même petites, assez petites. Et très brunes toutes les deux, avec un drôle de visage enfantin, et un bout de nez, et de beaux yeux noirs qui brillent. Elles ne sont pas belles, pas vraiment, parce qu’elles sont trop petites, et un peu trop minces aussi, avec de petits bras et des jambes longues, et des épaules carrées. Mais elles ont du charme, et tout le monde les aime bien, surtout quand elles se mettent à rire, un drôle de rire aigu qui résonne comme des grelots. Elles rient souvent, partout, dans l’autobus, dans la rue, dans les cafés, lorsqu’elles sont ensemble. Elles sont d’ailleurs presque toujours ensemble. Quand elles sont l’une sans l’autre (ça arrive, à cause des cours, ou bien quand il y en a une qui est malade), elles ne s’amusent plus. Elles deviennent tristes, on n’entend pas leur rire.

Il y en a qui disent que Pouce est plus grande que Poussy, ou que Poussy a un visage plus fin que Pouce. C’est possible. Mais la vérité, c’est que c’est très difficile de les différencier, et sans doute personne n’aurait pu le faire, d’autant plus qu’elles s’habillent de la même façon, quelles marchent et parlent de la même façon, et qu’elles ont toutes les deux le même rire, dans le genre de grelots qu’on agite.

C’est probablement comme cela qu’elles ont eu l’idée de se lancer dans cette grande aventure. À l’époque, elles travaillaient toutes les deux dans un atelier de confection, où elles cousaient des poches et des boutonnières pour des pantalons qui portaient la marque Ohio, U.S.A. sur la poche arrière droite. Elles faisaient cela huit heures par jour et cinq jours par semaine, de neuf à cinq avec une interruption de vingt minutes pour manger debout devant leur machine. « C’est le bagne », disait Olga, une voisine. Mais elle ne parlait pas trop fort parce que c’était défendu de parler pendant le temps de travail. Celles qui parlaient, qui arrivaient en retard, ou qui se déplaçaient sans autorisation devaient payer une amende au patron, vingt francs, quelquefois trente, ou même cinquante. Il ne fallait pas qu’il y ait de temps mort. Les ouvrières s’arrêtaient à cinq heures de l’après-midi exactement, mais alors il fallait qu’elles rangent les outils, qu’elles nettoient les machines, et qu’elles apportent au fond de l’atelier toutes les chutes de toile ou les bouts de fil usés, pour les jeter à la poubelle. Alors, en fait, le travail ne finissait pas avant cinq heures et demie. « Personne ne reste », disait Olga. « Moi je suis là depuis deux ans, c’est parce que j’habite à côté. Mais je ne resterai pas une troisième année. » Le patron, c’était un petit homme d’une quarantaine d’années, avec des cheveux gris, la taille épaisse et la chemise ouverte sur une poitrine velue. Il se croyait beau. « Tu vas voir, il te fera sûrement du gringue », avait dit Olga à chacune des jeunes filles. Et une autre fille avait ricané. « C’est un coureur ce type-là, c’est un salopard. » Pouce s’en fichait. Quand il était venu, la première fois, pendant le travail, les mains dans les poches, cambré dans son complet-veston d’acrylique beige, et qu’il s’était approché d’elles, les deux amies ne l’avaient même pas regardé. Et quand il leur avait parlé, au lieu de lui répondre, elles avaient ri de leur rire de grelots, toutes les deux ensemble, si fort que toutes les filles s’étaient arrêtées de travailler pour regarder ce qui se passait. Lui, avait rougi très fort, de colère ou de dépit, et il était parti si vite que les deux sœurs riaient encore après qu’il avait refermé la porte de l’atelier. « Il va vous chercher des crosses, il va essayer de vous faire chier », avait annoncé Olga. Mais il n’y avait pas eu de suite. Le contremaître, un nommé Philippi, avait seulement surveillé un peu plus la rangée où les deux sœurs travaillaient. Le patron, lui, à partir de là, avait évité d’approcher trop près d’elles. Elles avaient un rire vraiment un peu dévastateur.

À l’époque, Pouce et Poussy habitaient un petit deux pièces avec celle qu’elles appelaient maman Janine, mais qui était en réalité leur mère adoptive. À la mort de sa mère, Janine avait recueilli Pouce chez elle, et peu de temps après, elle avait pris aussi Poussy, qui était à l’Assistance. Elle s’était occupée des deux fillettes parce qu’elles n’avaient personne d’autre au monde, et qu’elle-même n’était pas mariée et n’avait pas d’enfants. Elle travaillait comme caissière dans une Superette Cali et n’était pas mécontente de son sort. Son seul problème, c’étaient ces filles qui étaient unies comme deux sœurs, celles que dans tout l’immeuble, et même dans le quartier, on appelait les deux « terribles ». Pendant les cinq ou six années qu’avait duré leur enfance, il ne s’était pas passé de jour qu’elles ne soient ensemble, et c’était la plupart du temps pour faire quelque bêtise, quelque farce. Elles sonnaient à toutes les portes, changeaient de place les noms sur les boîtes aux lettres, dessinaient à la craie sur les murs, fabriquaient de faux cafards en papier qu’elles glissaient sous les portes, ou dégonflaient les pneus des bicyclettes. Quand elles avaient eu seize ans, elles avaient été renvoyées de l’école, ensemble, parce qu’elles avaient jeté un œuf du haut de la galerie sur la tête du proviseur, et qu’elles avaient été prises, en plein conseil de classe, de leur fameux fou rire en forme de grelots, ce jour-là particulièrement inextinguible. Alors, maman Janine les avait placées dans une école de couture, où elles avaient, on se demandait comment, obtenu ensemble leur C.A.P. de mécaniciennes. Depuis, elles entraient régulièrement dans les ateliers, pour en sortir un mois ou deux plus tard, après avoir semé la pagaille et manqué faire brûler la baraque.