C’est comme cela que le jour de leurs dix-neuf ans, elles étaient encore dans l’atelier Ohio Made in U.S.A., à coudre des poches et à faire des boutonnières, pour le compte de Jacques Rossi, le patron. Quand elles étaient entrées là-dedans, Pouce avait promis à maman Janine d’être raisonnable, et de se comporter en honnête ouvrière et Poussy avait fait la même promesse. Mais quelques jours plus tard, l’atmosphère de bagne de l’atelier avait eu raison de leurs résolutions. Entre elles et Rossi, c’était la guerre. Les autres filles ne parlaient pas, et s’en allaient très vite dès que le travail était fini, parce qu’elles avaient un fiancé, qui venait les chercher en voiture pour les amener danser. Pouce et Poussy, elles, n’avaient pas de fiancé. Elles n’aimaient pas trop se séparer, et quand elles sortaient avec des types, elles s’arrangeaient pour se retrouver et passer la soirée ensemble. Il n’y avait pas de garçon qui résiste à cela. Pouce et Poussy s’en fichaient. Elles allaient ensemble au Café-Bar-Tabacs du coin de la rue, à côté de l’Atelier, et elles buvaient de la bière en fumant des cigarettes brunes, et en se racontant des tas d’histoires entrecoupées de leur rire en cascades.
Elles racontaient toujours la même histoire, une histoire sans fin qui les entraînait loin de l’Atelier, avec ses barres de néon, son toit de tôle ondulée, ses fenêtres grillagées, le bruit assourdissant de toutes les machines en train de coudre inlassablement les mêmes poches, les mêmes boutonnières, les mêmes étiquettes Ohio Made in U.S.A. Elles s’en allaient déjà, elles partaient pour la grande aventure, à travers le monde, dans les pays qu’on voit au cinéma : l’Inde, Bali, la Californie, les îles Fidji, l’Amazonie, Casablanca. Ou bien dans les grandes villes où il y a des monuments magiques, des hôtels fabuleux avec des jardins sur le toit, des jets d’eau, et même des piscines avec des vagues, comme sur la mer : New York, Rome, Munich, Mexico, Marrakech, Rio de Janeiro. C’était Pouce qui racontait le mieux l’histoire sans fin, parce qu’elle avait lu tout cela dans des livres et dans des journaux. Elle savait tout sur ces villes, sur ces pays : la température en hiver et en été, la saison des pluies, les spécialités de la cuisine, les curiosités, les mœurs des habitants. Ce qu’elle ne savait pas, elle l’inventait, et c’était encore plus extraordinaire.
Poussy l’écoutait, et elle ajoutait des détails, ou bien elle faisait des objections, comme si elle corrigeait des souvenirs, rectifiait des inexactitudes, ou bien ramenait au réel des faits exagérés. Elles racontaient l’histoire sans fin partout, n’importe quand, à midi au moment de la pause, ou bien le matin de bonne heure, en attendant l’autobus qui les menait à l’atelier. Quelquefois les gens écoutaient, un peu étonnés, et ils haussaient les épaules. François, le petit ami de Pouce, essayait de placer une blague, mais au bout d’un instant, il s’en allait, excédé. Mais Poussy aimait bien quand Marc venait s’asseoir avec elles au Café-Bar-Tabacs, parce qu’il jouait très bien le jeu. Il racontait des choses invraisemblables, quand il avait voyagé dans le Trans Europ Express, la nuit, sans ticket, ou bien quand il avait habité plusieurs jours dans la Maison de la Radio, en mangeant avec les appariteurs, et en téléphonant à ses amis dans les bureaux inoccupés. Mais lui, ce qu’il racontait, était peut-être vrai, ça se voyait dans ses yeux qui brillaient, et Poussy aimait bien l’écouter parler. Marc n’était pas son petit ami, il était fiancé à une fille très belle mais un peu bête qui s’appelait Nicole, mais que les autres avaient surnommée Minnie, on ne savait pas bien pourquoi.
C’est comme cela qu’elles ont commencé à parler de la grande vie. Au début, elles en ont parlé, sans y prendre garde, comme elles avaient parlé des autres voyages qu’elles feraient, en Équateur, ou bien sur le Nil. C’était un jeu, simplement, pour rêver, pour oublier le bagne de l’atelier et toutes les histoires, avec les autres filles, et avec le patron Rossi. Et puis, peu à peu, ça a pris corps, et elles ont commencé à parler pour de vrai, comme si c’était quelque chose de sûr. Il fallait qu’elles partent, elles n’en pouvaient plus. Pouce et Poussy ne pensaient plus à rien d’autre. Si elles attendaient, elles deviendraient comme les autres, vieilles et tout aigries, et de toute façon, elles n’auraient jamais d’argent. Et puis, à supposer que le patron Rossi ne les mette pas à la porte, elles savaient bien qu’elles ne tiendraient plus très longtemps maintenant.
Alors, un jour, elles sont parties. C’était la fin du mois de mars, et il pleuvait sur la ville, toute grise et sale, il pleuvait une petite pluie froide qui mouillait tout, même les cheveux, même les pieds dans les bottes, même les draps de lit.
Au lieu d’aller à l’atelier, les deux filles se sont retrouvées devant la grande gare, à l’abri de l’auvent, avec un seul billet de train aller première classe pour Monte-Carlo. Elles auraient bien voulu aller à Rome, ou à Venise, pour commencer, mais elles n’avaient pas assez d’argent. Le billet de première classe pour Monte-Carlo avait déjà mangé la plus grande partie de leurs économies.
Pour maman Janine, elles avaient préparé une carte postale, sur laquelle il y avait écrit : Nous partons en vacances. Ne t’inquiète pas. Baisers. Et ensemble, en riant, elles ont mis la carte postale dans la boîte aux lettres.
Quand elles se sont retrouvées dans le beau train, assises sur les banquettes neuves recouvertes de feutre gris, avec le tapis bleu marine sous leurs pieds, leur cœur battait très vite, plus vite qu’il n’avait jamais battu. Alors le train s’est ébranlé, a commencé à rouler à travers la banlieue laide, puis à toute vitesse le long des talus. Pouce et Poussy s’étaient installées tout contre la vitre, et elles regardaient le paysage tant qu’elles pouvaient, au point qu’elles en oubliaient de parler, ou de rire. C’était bien de partir, enfin, comme ça, sans savoir ce qui se passerait, sans même savoir si on reviendrait. Elles n’avaient pas pris de bagages, pour ne pas effrayer maman Janine, juste un sac de voyage avec quelques affaires, sans rien pour manger ou pour boire. Jusqu’à Monte-Carlo, le voyage était long, et elles n’avaient plus beaucoup d’argent. Mais c’est à peine si l’une d’elles ressentait, de temps à autre, une légère inquiétude. De toute façon, cela faisait partie du plaisir. Pouce regardait Poussy, de temps en temps à la dérobée, et elle se sentait aussitôt rassurée. Poussy, elle, ne quittait pas des yeux le paysage vert qui défilait à l’envers, sillonné de gouttes écrasées par le vent du train.