Выбрать главу

Les premiers jours, elles n’avaient pas fait grand-chose. Dans la journée, elles étaient allées se promener dans les rues, pour regarder les vitrines des magasins, puis au bord de la mer, au port, pour regarder les bateaux.

« Ça serait bien de partir », disait Pouce.

« Tu voudrais aller sur un bateau ? » demandait Poussy.

« Oui, pour aller loin, loin… En Grèce, ou en Turquie, ou en Égypte, même. »

Alors elles avaient marché sur les quais, et le long des pannes, pour choisir le bateau sur lequel elles auraient voulu s’en aller. Mais c’était encore l’hiver, le vent froid soufflait en faisant claquer les agrès et gémir les amarres. Il n’y avait personne sur les bateaux.

Finalement, elles en ont trouvé un qui leur plaisait bien. C’était une grosse barque bleue, avec un mât en bois et un habitacle à peine grand comme une niche. Il s’appelait « Cat », et ça aussi, ça leur plaisait bien comme nom. Elles sont même montées dessus, Pouce à l’avant, couchée contre la pointe de l’étrave, pour regarder l’eau sombre, et Poussy debout près de l’habitacle, à surveiller si personne ne venait.

Ensuite, il s’était mis à pleuvoir, et elles étaient allées s’abriter sous les portiques des restaurants fermés. Elles avaient regardé les gouttes tomber dans l’eau du port, en parlant et en riant. Il n’y avait vraiment personne, ou presque, de temps en temps une voiture qui roulait lentement le long de la promenade, et qui remontait vers le haut de la ville.

Après, les deux jeunes filles rentraient à l’hôtel, l’une après l’autre, comme toujours, l’une par l’ascenseur, l’autre par l’escalier, et elles commandaient au téléphone des tas de choses à manger, du poisson, des crustacés, des fruits, des gâteaux. Mais elles ne buvaient plus de champagne, parce que ça leur donnait vraiment mal à la tête. Elles demandaient de la limonade, ou des jus de fruits, ou du Coca-Cola.

C’étaient les premiers jours. Après, Pouce en a eu assez de manger dans la chambre d’hôtel, et de se cacher dans la salle de bains chaque fois qu’on frappait à la porte de peur que ce ne soit pas le même garçon. D’ailleurs, elles en avaient assez de l’hôtel, et les gens commençaient à les regarder bizarrement, parce qu’elles ne changeaient jamais de vêtements, peut-être, et puis il y avait des gens qui les avaient vues ensemble et Poussy disait que ça finirait par se savoir.

Par une belle matinée ensoleillée, elles sont parties toutes les deux, l’une après l’autre. Poussy est sortie la première, comme si elle allait se promener dans le jardin après le petit déjeuner, du côté de la piscine. Pouce lui a lancé par la fenêtre le sac de voyage avec leurs affaires, et, quelques minutes plus tard, elle est descendue à son tour pour sortir sur l’avenue ; au bout du pâté de maisons, elle a retrouvé Poussy avec le sac. Elles ont marché en parlant et en riant, et elles ont décidé, comme elles n’avaient presque plus d’argent, de faire du stop.

Pouce voulait aller vers Nice, et Poussy vers l’Italie ; alors elles ont joué à pile ou face, et c’est Poussy qui a gagné. Avant de partir, Pouce a quand même voulu appeler chez elle, pour dire que tout allait bien. Elle a mis une pièce dans l’appareil, et quand maman Janine a décroché à l’autre bout, elle a dit très vite, juste avant que la communication ne soit coupée :

« C’est Christèle. Tout va bien, ne t’inquiète pas, je t’embrasse. »

Poussy a dit que ça ne valait sûrement pas la peine de téléphoner si peu de temps, et que d’ailleurs, maman Janine penserait peut-être qu’elles avaient été kidnappées, et qu’on l’avait obligée à parler très vite.

« Tu crois ? » a dit Pouce. Ça a eu l’air de l’inquiéter un instant, et puis elle n’y a plus pensé. Plus tard, Poussy a dit : « On va lui envoyer une carte postale de Monte-Carlo. Quand elle arrivera, on sera en Italie, on ne risquera plus rien. »

Dans un bureau de tabac, elles ont choisi une carte postale qui représentait le Rocher, le Palais du Prince ou quelque chose de ce genre, et, en empruntant un crayon à bille, elles ont écrit toutes les deux : « À bientôt, baisers » et elles ont signé : Christèle, Christelle. Elles ont mis l’adresse de maman Janine, et elles ont glissé la carte dans une boîte aux lettres.

Pour le stop, elles se sont installées à un feu rouge, sur la promenade du bord de mer. Il faisait très beau, et elles n’ont pas attendu longtemps. Une Mercedes s’est arrêtée, conduite par un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu comme un play-boy, et qui sentait la savonnette. Pouce est montée derrière, et Poussy s’est installée à côté du conducteur.

« Où allez-vous ? »

« En Italie », a dit Poussy.

L’homme a mis un doigt au milieu de ses lunettes de soleil.

« Moi, je vais jusqu’à Menton seulement. Mais l’Italie, c’est juste à côté. »

Il conduisait vite, et ça donnait un peu mal au cœur à Poussy. Ou bien c’était peut-être l’odeur de la savonnette. Il glissait de temps en temps un coup d’œil de côté, pour regarder la jeune fille.

« Vous êtes jumelles ? »

« Oui », dit Poussy.

« Ça se voit », dit l’homme. « Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau. »

Il s’irritait parce que les deux jeunes filles ne voulaient pas parler. Alors il a allumé une cigarette. Il doublait n’importe comment, dans les virages, et il klaxonnait avec rage quand on ne lui laissait pas le passage.

Et puis il a dit, tout d’un coup :

« Vous savez que c’est risqué de faire de l’auto-stop comme ça, pour deux jolies filles comme vous ? »

« Ah bon ? » a dit Poussy.

L’homme avait un petit rire de gorge.

« Oui, parce que si je vous emmenais faire un tour, là où il n’y a personne, qu’est-ce que vous pourriez faire ? »

« On sait bien se défendre, vous savez. »

L’homme a ralenti.

« Qu’est-ce que vous feriez ? »

Après avoir réfléchi, Poussy a dit tranquillement : « Eh bien, moi je vous donnerai un coup de manchette sur la pomme d’Adam, ça fait très mal, et pendant ce temps, ma collègue vous claquerait des deux sur les oreilles pour faire péter vos tympans. Et si ça ne suffisait pas, avec une épingle que j’ai sur moi, je vous donnerais un bon coup dans les parties. »

Pendant un instant, l’homme a conduit sans rien dire. Poussy voyait qu’il avalait péniblement sa salive. Alors l’auto est entrée dans la ville de Menton, et l’homme a donné un coup de frein, sans avertir. Il s’est penché, il a ouvert la porte par-dessus Poussy, et il a dit avec une drôle de voix méchante :

« Allez, vous êtes arrivées. Foutez-moi le camp. » Les deux jeunes filles sont descendues sur le trottoir. L’homme a fait claquer la portière, et la Mercedes a disparu à toute vitesse au bout de la rue. « Qu’est-ce qui lui a pris ? » demandait Poussy. « Je crois bien que tu lui as fait peur », a dit Pouce. Et elles ont ri un bon moment.

Elles ont décidé de marcher. Elles ont traversé la petite ville, avec ses rues éclairées par le soleil. Dans une épicerie, pendant que Poussy demandait quelque chose à la marchande, Pouce s’emparait de deux pommes et d’une orange, qu’elle fourrait dans le sac de voyage. Plus loin, elles se sont assises au bord de la mer pour se reposer, en mangeant les deux pommes et l’orange. La mer était belle sous le vent froid, bleu profond, frangée d’écume. C’était bien de la regarder sans rien dire, en mordant dans les pommes vertes. On oubliait tout le monde, on devenait très lointain, comme une île perdue dans la mer. C’était à cela que pensait Poussy, à cela : comme c’était facile de partir, et d’oublier les gens, les lieux, d’être neuf. C’était à cause du soleil, du vent, et de la mer.