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Dans la nuit, Poussy s’est réveillée. Elle avait froid, et elle n’avait plus sommeil. Sans faire de bruit elle a marché sur la plage, jusqu’à la mer. La lune brillait dans le ciel noir, éclairait les vagues et faisait briller l’écume très blanche. Aussi loin qu’on pouvait voir, il n’y avait personne sur la plage. Les silhouettes des vieilles maisons étaient sombres, avec leurs volets fermés contre le vent de la mer.

La jeune fille a écouté un long moment le bruit de la mer, les longues vagues qui s’écroulaient mollement sur le sable, et jetaient vers ses pieds les franges d’écume phosphorescente. Au bout de la baie, il y avait le phare de Capo Mole, et, plus loin encore, la lueur d’Albenga dans le ciel, au-dessus des collines.

Poussy aurait bien aimé se plonger dans l’eau sombre, pleine d’étincelles de lumière de la lune, mais elle avait froid, et un peu peur aussi. Elle a seulement enlevé ses bottes, et elle a marché pieds nus dans l’écume. L’eau était glacée, légère, tout à fait comme la lumière de la lune dans le ciel noir.

Ensuite elle s’est assise auprès de Pouce qui continuait de dormir. Et pour la deuxième fois depuis le début de leur voyage, elle a ressenti ce grand vide, presque un désespoir, qui déchirait et trouait l’intérieur de son corps. C’était si profond, si terrible, ici dans la nuit, sur la plage déserte avec le corps de Pouce endormi dans le sable et ses cheveux bougeant dans le vent, avec le bruit lent et impitoyable de la mer et de la lumière de la lune, c’était si douloureux que Poussy a un peu gémi, pliée sur elle-même.

Qu’est-ce que c’était ? Poussy ne le savait pas. C’était comme d’être perdue, à des milliers de kilomètres, au fond de l’espace, sans espoir de se retrouver jamais, comme d’être abandonnée de tous, et de sentir autour de soi la mort, la peur, le danger, sans savoir où s’échapper. Peut-être que c’était un cauchemar qu’elle faisait, depuis son enfance, quand autrefois elle se réveillait la nuit couverte d’une sueur glacée, et qu’elle appelait : « Maman ! Maman ! » en sachant qu’il n’y avait personne qui répondait à ce nom-là, et que rien ne pourrait apaiser sa détresse, ni surtout la main de maman Janine qui se posait sur son bras, tandis que sa voix étouffée disait : « Je suis là, n’aie pas peur », mais elle, de tout son être, jusqu’aux plus infimes parties de son corps, protestait en silence : « Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! »

Le désespoir et la solitude de Poussy étaient si intenses, en cet instant, que cela a dû réveiller Pouce. Elle s’est relevée, le visage bouffi de sommeil, les cheveux bouclés pleins de sable et d’algues séchées. Elle a dit :

« Qu’est-ce qui se passe ? »

D’une voix si drôle, et son visage avait une telle expression endormie, que Poussy a senti son angoisse fondre d’un seul coup, et qu’elle a éclaté de rire. Pouce l’a regardée sans comprendre, et elle s’est mise à rire elle aussi. Cela a fini de réveiller Pouce, et toutes les deux, elles ont décidé de marcher un peu sur la plage pour se réveiller.

Elles sont allées tout à fait au bout de la ville, longeant les vieux immeubles debout sur la plage qui ressemblaient tout à fait à des carcasses de bateaux échoués depuis des siècles. Parfois, comme elles passaient, un chien aboyait quelque part, ou bien elles voyaient les ombres furtives des rats qui couraient sur la plage.

Elles se sont assises au bout de la plage, près de l’estuaire du fleuve. Elles ont allumé une cigarette américaine, et elles ont fumé sans rien dire, les yeux fixés sur l’horizon noir et sur la tache scintillante de la lumière de la lune. Il n’y avait presque plus de vent, à présent, comme c’est toujours, juste avant l’aube. Mais l’air était froid et humide, et les jeunes filles se sont serrées l’une contre l’autre pour avoir moins froid. Peut-être que Poussy a pensé à ce moment-là à faucher une couverture, ou un parka, dans un grand magasin. Si elle y a pensé, ça n’est pas tant à cause du froid qu’elle ressentait, que parce que Pouce avait commencé à tousser cette nuit-là. Il y avait la fatigue de toutes ces journées de voyage, trop de soleil et trop de vent, peut-être, et les repas pris n’importe quand, n’importe comment, et puis cette longue nuit sur la plage humide, enveloppée de vent et d’embrun. Maintenant Pouce frissonnait, et sa main brûlait dans la main de son amie.

« Tu ne vas pas être malade ? »

Pouce a dit :

« Non, ça va aller, dans un moment. »

« Le soleil va se lever, on va aller dans un café. »

Mais la respiration de Pouce sifflait déjà, et sa voix était rauque, étouffée.

Elles sont tout de même restées là, assises sur des cailloux à côté de l’embouchure du fleuve, à regarder l’horizon et le ciel, jusqu’à ce que la première lueur du jour apparaisse à l’est, une tache grise qui grandissait peu à peu au-dessus des terres. Quand le soleil est apparu, dans le ciel clair et pur, les jeunes filles sont allées se coucher de nouveau sur le sable, près des murs des vieilles maisons, et elles se sont endormies, peut-être en rêvant de leurs voyages qui n’en finiraient jamais.

Quand le soleil a été bien haut dans le ciel, Poussy s’est réveillée. Sur la grande plage, il n’y avait que quelques silhouettes de pêcheurs, au loin, en train de s’occuper de leurs barques échouées, ou bien qui faisaient sécher les filets avant de les réparer. Poussy commençait à avoir faim, et soif. Elle a regardé un bon moment Pouce allongée à côté d’elle, avant de comprendre qu’elle ne dormait pas. La jeune fille avait le visage très pâle, et ses mains étaient glacées. Mais ses yeux brillaient d’un éclat inquiétant.

« Tu es malade ? » a demandé Poussy.

Pouce a répondu par un grognement. Sa respiration sifflait un peu plus fort que tout à l’heure. Quand Poussy a pris son bras pour l’aider à s’asseoir, elle a vu sur sa peau tous les petits poils hérissés, comme quand on a la chair de poule.

« Écoute », a dit Poussy. « Attends-moi ici. Je vais aller en ville pour essayer de trouver une valise, comme ça on pourra aller à l’hôtel. Et puis je vais te chercher quelque chose à manger, et à boire. Du thé, ça te ferait du bien, avec du citron. »

Comme Pouce ne disait ni oui ni non, Poussy est partie tout de suite. Elle a longé la plage jusqu’à ce qu’elle trouve une rue, et elle a cherché un grand magasin.

Pouce est restée seule sur la plage, assise dans le sable, le dos appuyé contre le vieux mur décrépi que le soleil du matin commençait à chauffer un peu. Elle regardait la mer et le ciel, devant elle, avec des yeux troubles, comme s’il y avait de la fumée qui l’entourait et la séparait du réel. Elle respirait à toutes petites goulées, pour ne pas avoir mal au fond de ses poumons, et cette respiration saccadée la fatiguait et lui donnait une sorte de vertige très lent. Maintenant, il y avait du bruit sur la plage, des cris d’enfants, des voix de femmes, des voix d’hommes, peut-être même les échos brouillés d’un poste de radio. Mais Pouce ne faisait guère attention à eux. Elle les percevait comme s’ils venaient du bout d’un très long corridor, hachés, déformés, incompréhensibles.

« Como ti chiama ? »

Le son de la voix la fit sursauter. Elle tourna la tête, et elle vit un jeune garçon debout devant elle, qui l’examinait avec insistance.

« Como ti chiama ? » répéta-t-il. Sa voix était aiguë, mais pas désagréable. Il regardait avec étonnement la jeune fille, son visage cuivré, ses habits blancs froissés par la nuit, ses cheveux emmêlés et pleins de sable, et ses bracelets en matière plastique.