Le soleil est maintenant haut dans le ciel nu. Les hommes attendent toujours, assis sur la plage du fleuve Roïa, sans manifester d’impatience. Ils sont habitués à attendre, depuis leur enfance, pendant des heures, des jours. Seulement, quand le soleil brûle trop malgré le froid de l’hiver, ils se déplacent et vont s’asseoir un peu plus loin, à l’abri du feuillage d’un chêne vert rabougri. On entend maintenant le bruit de l’autoroute, un mugissement continu qui vient du pont, en aval. Mais de là où ils sont, les hommes ne voient pas les voitures. Ils entendent seulement le bruit des roues et des moteurs.
Tartamella attend lui aussi, en fumant des cigarettes, à l’intérieur de la cabine de sa camionnette. Mais lui s’impatiente. Il consulte sa montre de plus en plus souvent, une grosse montre-bracelet en or qui brille sur son poignet brun.
Les hommes n’ont pas de montre. Miloz en avait une, mais il l’a laissée en partant à Lena, pour qu’elle ait quelque chose à vendre en cas de besoin. Ça lui est égal. Il n’a pas besoin de savoir l’heure. Le soleil suffit. Maintenant qu’il s’en va si loin, peut-être pour ne jamais revenir, quelle importance de savoir l’heure. Il peut attendre. À la gare de Trieste, il a attendu deux jours pour rencontrer celui qui donnait les renseignements pour passer de l’autre côté. Il a dormi sur les bancs de la Piazza della Libertà, et il a mangé un pain le deuxième jour, et des fruits abîmés que les voyageurs avaient laissés dans la gare, avant de partir.
Dans le train, il a voyagé assis par terre, et il a dormi la tête appuyée sur sa valise de carton bouilli. Quand le jour s’est levé, il a pu trouver une place dans un compartiment. À la gare de Milan, il a attendu encore quelques heures, assis dans la camionnette bâchée, parce que Tartamella disait qu’il manquait deux hommes.
Tous, ils savent bien attendre. Ils n’ont pas besoin de fumer, ni de parler. Ils ont faim, mais ils se retiennent de manger, parce qu’ils savent qu’ils auront besoin de leurs provisions, plus tard. Quand ils ont soif, ils vont jusqu’à l’eau de la rivière et ils boivent vite quelques lampées, de peur que quelqu’un ne les aperçoive de la route. Quand ils ont envie d’uriner, ils s’éloignent un peu dans les broussailles, puis ils retournent s’asseoir avec les autres. Tartamella ne fait pas tant de façons. Il pisse debout à côte de la camionnette bleue, sur les galets blancs de la plage. Puis il mange, sans plus se gêner, en mordant et en tirant dans un gros sandwich de pain rassis qu’il a acheté à la gare de Milan.
Le soleil fait avancer les ombres sur la vallée du fleuve Roïa lentement, heure par heure, épuisant le jour jusqu’au vide. Déjà les cimes neigeuses se teintent de gris pâle, et l’eau rare qui coule sur la plage de galets ne reflète plus le bleu du ciel.
Les hommes ne bougent pas. Peut-être qu’ils attendraient ici, sur la plage, pendant des jours, jusqu’à en mourir, tellement ils ne savent où aller. Est-ce que les heures, est-ce que les jours comptent quand on va mourir de faim ? Miloz ne cesse de penser à Lena, il y pense si fort que par instants, il s’aperçoit qu’il parle tout seul, comme si elle était là, à côté de lui. Mais personne n’y fait attention. Les autres hommes sont silencieux, enfermés dans leur fatigue, leur faim, leur attente. L’Égyptien qui a voyagé dans le même train que Miloz est couché par terre, le visage dans la lumière finissante, et on pourrait croire qu’il dort si on ne voyait pas ses yeux briller entre ses cils.
Puis le guide est arrivé. Personne ne sait son nom, et personne n’a bougé quand il est arrivé. Il parle un peu avec Tartamella, et il regarde les hommes qui attendent sur la plage, et il doit dire quelque chose comme :
« Ils sont tous là ? »
Parce que Tartamella hoche la tête. Le guide est un petit homme sec et brun, au visage durci, l’air d’un montagnard. Il est vêtu d’un blue-jean et d’un anorak vert sombre de chasseur. Il a de bonnes chaussures de montagne.
« Allez, en route ! »
Il a donné l’ordre en italien. Tous les hommes se lèvent, et ils commencent à marcher sur la plage, à quelques mètres du guide. Miloz est devant, sa valise de carton bouilli à la main.
Avant de s’en aller, Tartamella a ramassé tout l’argent. Quarante mille lires pour chaque voyageur, qu’il a mis dans une besace en skaï noir accrochée à son poignet velu. Ensuite, sans dire un mot de plus, il est remonté dans la camionnette bâchée, et il est parti. Il a grimpé le raidillon jusqu’à la route. Miloz s’est retourné pour le suivre des yeux, mais les arbres le cachaient. Le bruit du moteur a disparu d’un coup.
Le guide marche vite, sans attendre, comme quelqu’un qui a hâte d’arriver. Les hommes titubent derrière lui sur les galets, parce qu’ils n’ont pas beaucoup de forces. Derrière le guide, la troupe traverse le fleuve à gué. Miloz sent l’eau glacée du torrent mouiller ses pieds nus dans ses vieilles chaussures. Il enlève les chaussures et marche comme il peut sur les galets coupants. Les autres hommes font comme lui, se déchaussent. L’Égyptien a des baskets bleues d’une taille monumentale, et cela fait un peu rire les autres hommes. L’un d’eux est lourdement chargé, il porte sur son épaule un sac de farine plein d’affaires, et en mettant le pied sur une pierre plate, il glisse et tombe assis. Cela aussi fait rire, mais Miloz voit la grimace de douleur de l’homme et il l’aide à se relever.
« Eucharisto », dit l’homme. Il est grec.
Le guide s’est arrêté, il est debout sur l’autre rive, et il regarde les hommes tituber dans l’eau, sur les plages de galets qui s’éboulent. Son visage brun n’exprime rien, mais sa voix est impatiente. Il crie seulement, en français à présent :
« Marche ! Marche ! »
La troupe repart sur l’autre rive, escalade le talus de la berge à travers les broussailles épineuses. On est dans l’ombre, maintenant, le soleil s’est couché derrière les monts, au-delà de la frontière. Miloz pense qu’ils sont peut-être encore au soleil, de l’autre côté, et cela lui donne envie d’y être plus vite.
Ils traversent d’abord une route de terre, puis la voie ferrée, aux rails rouillés. Il y a de l’herbe sur le ballast, et les traverses sont déglinguées. Plus haut, sur une colline grise, Miloz aperçoit les murs d’un village, il entend des chiens aboyer dans les fermes. Instinctivement, les hommes se sont arrêtés, de peur d’être vus. Mais le guide continue de grimper à travers les broussailles, et il crie toujours.
« Marche ! Marche ! »
Ils contournent une première montagne, vert sombre à cause des chênes verts et des broussailles. La vallée va vers le nord, et près d’une vieille chapelle ruinée, ils trouvent le commencement d’un sentier de mulets, qui monte en serpentant vers le haut de la montagne. La troupe s’est dispersée maintenant, les plus agiles vers le haut, non loin du guide, et les plus lents vers le bas, marchant à petits pas sur le sentier pierreux en portant leurs fardeaux. Il y a déjà plus d’une heure qu’ils marchent sans s’arrêter, et tout à coup Miloz se demande ce qu’est devenu le Grec. Il pose sa valise de carton dans un creux des broussailles, en la cachant avec des branches, et il redescend le sentier, lacet après lacet. Il croise les hommes qui montent lourdement, visage fermé, et personne ne lui dit rien. Loin en bas, il y a le Grec, qui tire comme il peut son sac de farine ; Miloz entend le bruit de sa respiration qui siffle. Miloz charge son sac sur l’épaule, et sans parler, il recommence à monter. Quand il arrive à l’endroit où il a laissé sa valise, il la sort des broussailles et la donne au Grec. Lui, remet le sac de farine sur son épaule, et ensemble ils reprennent la route.