Et maintenant ?
Ah, maintenant, tout a changé. Ce qui est terrible, c’est que ça s’est passé d’un seul coup, quand j’ai perdu mon travail, parce que l’entreprise avait fait faillite. On a dit que c’est le patron, il était endetté jusqu’au cou, tout était hypothéqué. Alors il a filé un jour, sans prévenir, il nous devait trois mois de salaire et il venait juste d’encaisser un acompte sur un travail. Les journaux ont parlé de ça, mais on ne l’a jamais revu, ni lui ni l’argent. Alors tout le monde s’est retrouvé sans rien, ça a fait comme un grand trou dans lequel on est tous tombés. Les autres, je ne sais pas ce qu’ils sont devenus, je crois qu’ils sont partis ailleurs, ils connaissaient des gens qui pouvaient les aider. Au début j’ai cru que tout allait s’arranger, j’ai cru que j’allais retrouver du travail facilement, mais il n’y avait rien, parce que les entrepreneurs engagent des gens qui n’ont pas de famille, des étrangers, c’est plus facile quand ils veulent s’en débarrasser. Et pour l’électricité, je n’avais pas de C.A.P., personne ne m’aurait confié un travail comme ça. Alors les mois sont passés et je n’avais toujours rien, et c’était difficile de manger, de payer l’éducation de mes fils, ma femme ne pouvait pas travailler, elle avait des ennuis de santé, on n’avait même pas d’argent pour acheter les médicaments. Et puis un des amis qui venait de se marier m’a prêté son travail, et je suis allé travailler trois mois en Belgique, dans les hauts fourneaux. C’était dur, surtout que je devais vivre tout seul à l’hôtel, mais j’ai gagné pas mal d’argent, et avec ça j’ai pu acheter une auto, une Peugeot fourgonnette, celle que j’ai encore. En ce temps-là je m’étais mis dans la tête qu’avec une fourgonnette, je pourrais peut-être faire du transport pour les chantiers, ou bien chercher des légumes au marché. Mais après, ç’a été encore plus dur, parce que je n’avais plus rien du tout, j’avais même perdu les allocations. On allait mourir de faim, ma femme, mes enfants. C’est comme ça que je me suis décidé. Au début, je me suis dit que c’était provisoire, le temps de trouver un peu d’argent, le temps d’attendre. Maintenant ça fait trois ans que ça dure, je sais que ça ne changera plus.
S’il n’y avait pas ma femme, les enfants, je pourrais peut-être m’en aller, je ne sais pas, au Canada, en Australie, n’importe où, changer d’endroit, changer de vie…
Est-ce qu’ils savent ?
Mes enfants ? Non, non, eux ne savent rien, on ne peut pas leur dire, ils sont trop jeunes, ils ne comprendraient pas que leur père est devenu un voleur. Au début, je ne voulais pas le dire à ma femme, je lui disais que j’avais fini par trouver du travail, que j’étais gardien de nuit sur les chantiers, mais elle voyait bien tout ce que je ramenais, les postes de télévision, les chaînes hi-fi, les appareils ménagers, ou bien les bibelots, l’argenterie, parce que j’entreposais tout ça dans le garage, et elle a bien fini par se douter de quelque chose. Elle n’a rien dit, mais je voyais bien qu’elle se doutait de quelque chose. Qu’est-ce qu’elle pouvait dire ? Au point où nous en étions arrivés, nous n’avions plus rien à perdre. C’était ça, ou mendier dans la rue… Elle n’a rien dit, non, mais un jour elle est entrée dans le garage pendant que je déchargeais la voiture, en attendant l’acheteur. J’avais tout de suite trouvé un bon acheteur, tu comprends, lui il gagnait gros sans courir de risques. Il avait un magasin d’électroménager en ville, et un autre magasin d’antiquités ailleurs, dans les environs de Paris je crois. Il achetait tout ça au dixième de la valeur. Les antiquités, il les payait mieux, mais il ne prenait pas n’importe quoi, il disait qu’il fallait que ça vaille la peine, parce que c’était risqué. Un jour il m’a refusé une pendule, une vieille pendule, parce qu’il m’a dit qu’il n’y en avait que trois ou quatre comme ça dans le monde, et il risquait de se faire repérer. Alors j’ai donné la pendule à ma femme, mais ça ne lui a pas plu, je crois bien qu’elle l’a jetée à la poubelle quelques jours plus tard. Peut-être que ça lui faisait peur. Oui, alors, ce jour-là, pendant que je déchargeais la fourgonnette, elle est arrivée, elle m’a regardé, elle a un peu souri, mais je sentais bien qu’elle était triste dans le fond, et elle m’a dit seulement, je m’en souviens bien : il n’y a pas de danger ? J’ai eu honte, je lui ai dit non, et de partir, parce que l’acheteur allait arriver, et je ne voulais pas qu’il la voie. Non, je ne voudrais pas que mes enfants apprennent cela, ils sont trop jeunes. Ils croient que je travaille comme avant.
Maintenant je leur dis que je travaille la nuit, et que c’est pour ça que je dois partir la nuit, et que je dors une partie de la journée.
Tu aimes cette vie ?
Non, au début je n’aimais pas ça du tout, mais maintenant, qu’est-ce que je peux faire ?
Tu sors toutes les nuits ?
Ça dépend. Ça dépend des endroits. Il y a des quartiers où il n’y a personne pendant l’été, d’autres où c’est pendant l’hiver. Quelquefois je reste longtemps sans, enfin, sans sortir, il faut que j’attende, parce que je sais que je risque de me faire prendre. Mais quelquefois on a besoin d’argent à la maison, pour les vêtements, pour les médicaments. Ou bien il faut payer le loyer, l’électricité. Il faut que je me débrouille. Je cherche les morts.
Les morts ?
Oui, tu comprends, tu lis le journal, et quand tu vois quelqu’un qui est mort, un riche, tu sais que le jour de l’enterrement tu vas pouvoir visiter sa maison.
C’est comme ça que tu fais, en général ?
Ça dépend, il n’y a pas de règles. Il y a des coups que je ne fais que la nuit, quand c’est dans des quartiers éloignés, parce que je sais que je serai tranquille. Quelquefois je peux faire ça le jour, vers une heure de l’après-midi. En général, je ne veux pas faire ça le jour, j’attends la nuit, même le petit matin, tu sais, vers trois-quatre heures, c’est le meilleur moment, parce qu’il n’y a plus personne dans les rues, même les flics dorment à cette heure-là. Mais je n’entre jamais dans une maison quand il y a quelqu’un.
Comment sais-tu qu’il n’y a personne ?
Ça se voit tout de suite, c’est vrai, quand tu as l’habitude. La poussière devant la porte, ou les feuilles mortes, ou bien les journaux empilés sur les boîtes aux lettres.
Tu entres par la porte ?
Quand c’est facile, oui, je force la serrure, ou bien je me sers d’une fausse clé. Si ça résiste, j’essaie de passer par une fenêtre. Je casse un carreau, avec une ventouse, et je passe par la fenêtre. Je mets toujours des gants pour ne pas laisser de traces, et puis pour ne pas me blesser.
Et les alarmes ?
Si c’est compliqué, je laisse tomber. Mais en général, c’est des trucs simples, tu les vois du premier coup d’œil, tu n’as qu’à couper les fils.
Qu’est-ce que tu emportes, de préférence ?
Tu sais, quand tu entres, comme ça, dans une maison que tu ne connais pas, tu ne sais pas ce que tu vas trouver. Tu dois faire vite, c’est tout, pour le cas où quelqu’un t’aurait repéré. Alors tu prends ce qui se vend bien et sans problèmes, les télévisions, les chaînes stéréo, les appareils ménagers, ou alors l’argenterie, les bibelots, à condition qu’ils ne soient pas trop encombrants, les tableaux, les vases, les statues.