Et, elle répondait comme lui, en mettant ses mains en porte-voix :
Mais ils ne se voyaient pas. Quand elle était ici, dans sa maison, Annah ne voyait rien d’autre que le ciel et la mer.
Le soleil avançait devant elle, sa lumière éclairait le fond de l’alcôve, et il y avait, sur la mer, le grand chemin qui ressemble à une cascade de feu. Cela aussi, c’était bien. Alors elle ne pensait plus à rien, tout pouvait s’effacer. Elle n’oubliait pas, non, mais les gens et les choses de l’autre monde n’avaient plus la même importance. C’était comme d’être une mouette et de voler au-dessus des rues de la ville qui gronde, par-dessus les grandes maisons grises, par-dessus les jardins humides, les écoles et les hôpitaux.
Annah pensait parfois à sa mère qui était malade, dans le grand hôpital en haut de la ville. Mais quand elle était ici, dans sa maison, en haut de la muraille abandonnée face à la mer, elle pouvait y penser sans que cela lui fasse mal. Elle regardait le ciel bleu, la mer couverte d’étincelles, elle sentait la chaleur du soleil qui entrait jusqu’au centre de son corps, parce qu’elle allait ensuite apporter tout cela à sa mère, dans le dortoir. Elle lui tenait la main très fort, et la lumière et la couleur de la mer entraient dans le corps de sa mère.
« Tu travailles bien à l’école ? »
C’était la question que lui posait toujours sa mère. Annah disait « oui » de la tête, en serrant très fort la main amaigrie et fiévreuse, en guettant avec angoisse sur son visage, jusqu’à ce qu’apparaisse le pâle sourire qu’elle connaissait bien. Personne ne lui disait qu’Annah manquait l’école presque tous les jours depuis trois mois, pour aller regarder la mer et le ciel. Le visage de la petite fille était maintenant couleur de pain brûlé, et ses yeux brillaient d’une lueur étrange.
Seul Pierre savait où elle se cachait. Mais il ne l’aurait dit à personne, même si on l’avait battu. Il l’avait juré en levant sa main droite, et en tenant Annah par la main gauche. Tous les jours, après l’école, il courait le long de la mer, jusqu’aux rochers éboulés. Il se cachait un instant dans les broussailles et il attendait un bon moment sans bouger, pour le cas où quelqu’un regarderait. Puis il sifflait entre son pouce et son index, et le sifflement strident faisait un écho au fond du vieux théâtre en ruine. Il attendait, le cœur battant. Au bout d’un instant, il entendait le coup de sifflet d’Annah, affaibli par le vent qui soufflait en haut de la falaise. C’était Pierre qui avait montré à Annah comment on siffle en mettant deux doigts entre ses lèvres.
Il y a si longtemps que tout cela a commencé. Et aujourd’hui, se peut-il que cela finisse ? Annah est assise dans l’embrasure de la haute fenêtre, et malgré la brûlure du soleil d’hiver, elle tremble et ses dents se heurtent nerveusement. Elle sait qu’elle est seule. Personne d’autre n’est avec elle, et c’est comme si elle attendait la mort. Avant, elle croyait que ça n’était pas difficile d’attendre la mort. Il suffisait d’être indifférente, dure comme un caillou, et la peur ne pouvait pas entrer. Mais aujourd’hui, seule dans sa cachette, elle tremble de tout son corps. Si, au moins, Pierre était là. Peut-être qu’elle aurait plus de courage. Elle essaie de siffler, mais elle tremble si fort qu’elle n’y arrive pas. Alors elle crie le signal :
mais son appel se perd dans le vent.
Elle écoute de toutes ses forces, pour entendre le moment où arriveront les destructeurs. Elle ne sait pas qui ils sont, mais elle sait qu’ils vont venir, maintenant, pour faire tomber les murs d’Orlamonde.
Annah écoute de toutes ses forces. Elle écoute le bruit étrange que fait le vent dans les structures métalliques, dans la grande salle vide, sous les arches de pierre. Elle se souvient de la première fois qu’elle a marché dans le théâtre abandonné. Elle avançait le long du couloir de béton. L’air sombre la suffoquait, après toute la lumière du ciel et de la mer. Plus loin, elle est entrée dans la maison fantôme, elle a gravi les escaliers de marbre et de stucs, elle s’est arrêtée dans le patio éclairé par une lueur de grotte, elle a regardé les décors écroulés, les colonnades torsadées qui soutenaient les verrières brisées, la vasque de pierre avec sa fontaine tarie, et elle frissonnait, comme si elle était la première à violer le secret de cette thébaïde. Elle a ressenti pour la première fois cette impression étrange, comme quelqu’un caché qui vous regarde. Au début, cela lui a fait peur, mais ce n’était pas un regard hostile, au contraire, c’était un regard très doux, lointain comme dans un rêve, un regard qui venait de tous les côtés à la fois, qui l’environnait, se mêlait à elle. Alors elle est revenue en arrière guidée par la musique gémissante du vent qui entrechoquait les structures métalliques sur le plafond du théâtre abandonné. La musique lente et grinçante lui donnait l’impression de voler jusqu’au-dehors, dans l’éblouissement du ciel.
Ils viennent, ils vont venir. Déjà Orlamonde est entourée de palissades et de barbelés. Ils ont mis tous leurs panneaux, où il y a écrit des mots terribles, comme des ordres :
Chantier interdit
Danger de mort
Ils ont amené les machines jaunes, la grue dont l’immense flèche oscille dans le vent, les compresseurs, les bulldozers, et aussi la machine qui porte au bout de son bras une grande boule de métal noir. Pierre dit que c’est pour abattre les murs, il en a vu une comme ça en ville, elle balance son poids et elle le lâche sur les maisons qui s’effondrent comme si elles étaient en poussière.
Il y a plusieurs jours que les machines sont là, et Annah attend dans sa maison, au sommet de la muraille. Elle sait que, si elle s’en va, les destructeurs mettront leurs machines en marche et feront tomber tous les murs.
Elle entend leurs voix, au-dessus d’elle. Ils entrent dans le domaine d’Orlamonde par la grand-route, ils traversent les jardins en terrasses où vivent les ronces et les chats errants. Annah entend le bruit de leurs bottes qui résonne sur les toits de ciment, dans les couloirs du théâtre abandonné. Elle pense aux chats qui s’enfuient, aux lézards qui s’immobilisent au bord des fissures, leur gorge palpitante. Son cœur se met à battre plus vite et plus fort, et elle pense aussi qu’elle voudrait s’enfuir, se cacher au bas de la falaise, dans les éboulis. Mais elle n’ose pas bouger, de peur que les ouvriers ne la voient. Elle se rencoigne le plus qu’elle peut au fond de l’alcôve, en repliant ses jambes sous elle, en cachant ses mains dans les poches de son anorak.
Le temps passe lentement, quand il apporte la destruction. En clignant des yeux, Annah voit le ciel qu’elle aime se couvrir d’oiseaux, de mouches, de toiles d’araignée. La mer lointaine est pareille à une plaque de fer, dure, lisse, miroitante. Le vent souffle avec force, un vent froid qui glace le corps de la petite fille, qui brouille ses yeux de larmes. Elle attend, et elle tremble. Elle voudrait que quelque chose éclate, que les grandes machines jaunes entrent en action, enfin, libérant leurs mâchoires, leurs bras, leurs rostres, lâchant sur les vieux murs leurs masses fracassantes. Mais il n’y a rien. Seulement un petit grelot de moteur, très faible, et le bruit des marteaux-piqueurs quelque part sur les terrasses. Quand le soleil est à sa place de midi d’hiver, Annah appelle de nouveau son ami. Elle siffle entre ses doigts, et elle crie : « Ohé-héé !… »
Mais personne ne répond. Peut-être qu’on sait qu’il doit venir la rejoindre, et qu’on l’a enfermé en classe, à l’intérieur des hauts murs de l’école. Peut-être qu’on l’interroge, pour qu’il dise tout ce qu’il sait. Mais il a juré à Annah, en levant sa main droite et en tenant la petite fille par la main gauche, et elle sait qu’il ne parlera pas.