Mais le matin, maintenant, c’est libre, trop libre, parce qu’il n’y a plus rien, plus personne qui attend. Pourtant il voudrait que cela ne cesse jamais, parce que c’est après que c’est terrible, après, quand le jour est vraiment commencé, et que roulent les voitures, les cars, les motos, et que marchent tous les gens, au visage si dur. Où vont-ils ? Que veulent-ils ? David préfère penser aux anges, à ceux qui volent si haut qu’ils ne voient même plus la terre, seulement le tapis blanc des nuages qui glisse lentement sous leurs ailes. Mais il faut que le ciel soit toujours du matin, très grand, et pur, parce que c’est l’instant où les anges doivent pouvoir planer longtemps, sans risquer de rencontrer un avion.
La rue, à six heures du matin, est belle et calme. Dès qu’il a refermé la porte de l’appartement, et mis le cordon où est suspendue la clé autour de son cou, et remonté la fermeture à glissière de son blouson de plastique bleu, David se lance dans la rue. Il court entre les voitures arrêtées, il remonte les volées d’escaliers, il s’arrête au centre de la placette, le cœur battant, comme si quelqu’un le suivait. Il n’y a personne, et le jour se lève à peine, éclaircissant le ciel gris, tandis que les maisons sont encore sombres, volets clos, fermées dans le sommeil frileux du matin. Il y a des pigeons, déjà, qui s’envolent devant David dans un grand froissement d’ailes. Ils vont sur les rebords des toits, ils roucoulent. Il n’y a pas encore de grondements de moteurs, pas encore de voix d’hommes.
David marche jusqu’à la porte de l’école, sans même s’en rendre compte. C’est une vilaine bâtisse de ciment gris qui s’est insinuée entre les vieilles maisons de pierre, et David regarde la porte peinte en vert sombre, où les pieds des enfants ont laissé des meurtrissures, vers le bas. Mais il n’est peut-être pas venu par hasard ; simplement il veut la regarder encore une fois, la porte, et aussi le mur avec ses graffiti, l’escalier taché de chewing-gum, les vieilles fenêtres crasseuses bouchées par le grillage. Il veut regarder tout, et l’idée que c’est pour la dernière fois fait battre son cœur plus vite, comme si déjà tout était changé, et qu’il était chassé, poursuivi. C’est la dernière fois, la dernière fois, c’est ce qu’il pense, et cela tourne dans sa tête jusqu’au vertige. Il ne l’a dit à personne, ni à sa mère, mais maintenant, c’est sûr, tout est achevé.
Il reste tout de même longtemps là, assis sur les marches du petit escalier qui conduit à la porte, jusqu’à ce que le bruit de l’arroseur le tire de sa rêverie. L’eau jaillit du tuyau en faisant des déchirures et des détonations, ruisselle le long des ruelles. Le jet fait résonner les carrosseries des voitures arrêtées, chasse les ordures le long des caniveaux. David se lève, il s’éloigne de l’école, il commence la traversée de la ville.
Au-delà de la grande avenue, c’est la ville nouvelle, mystérieuse, dangereuse. Il y est allé déjà, avec son frère Édouard, il se souvient de tout, des magasins, des grands immeubles debout devant leurs aires goudronnées, les réverbères plus haut que les arbres, qui font la nuit leur lumière orangée, éblouissante. Ce sont les endroits où l’on ne va pas, dont l’on ne sait rien. Les endroits où l’on se perd.
La ville est grande, si grande qu’on n’en voit jamais la fin. Peut-être qu’on pourrait marcher des jours et des jours le long de la même avenue, et la nuit viendrait, et le soleil se lèverait, et on marcherait toujours le long des murs, on traverserait des rues, des parkings, des esplanades, et on verrait toujours miroiter à l’horizon, comme un mirage, les glaces et les phares des autos.
C’est cela, partir pour ne jamais revenir. Le cœur de David se serre un peu, parce qu’il se souvient des paroles de son frère Édouard, avant qu’il ne parte : « Un jour, je m’en irai, et jamais plus vous ne me reverrez. » Il avait dit cela sans forfanterie, mais avec le regard si plein de sombre désespoir que David était allé se cacher dans l’alcôve pour pleurer. C’est toujours terrible de dire les choses, et puis de les faire.
Aujourd’hui, ça n’est pas un jour comme un autre. La lumière de l’été est venue, pour la première fois, sur les façades des maisons, sur les carrosseries des voitures. Elle fait des étoiles partout, brûlantes pour les yeux, et malgré sa crainte et ses doutes, David se sent tout de même content d’être dans la rue. C’est pour cela qu’il est parti de l’appartement, très tôt, dès que sa mère a refermé la porte pour aller travailler, il est sorti sans même manger le bout de pain beurré qu’elle avait laissé sur la table, il a dévalé les escaliers, et il est sorti, en courant, avec la clé qui battait sur sa poitrine. C’est pour cela, et aussi à cause de son frère Édouard, parce qu’il y a pensé toute la nuit, enfin, une bonne partie de la nuit, avant de dormir.
« Je m’en irai très loin, et je ne reviendrai jamais. » C’est ce que son frère Édouard avait dit, mais il avait attendu presque un an avant de le faire. Sa mère croyait qu’il n’y pensait plus, et tout le monde — enfin, ceux qui l’avaient entendu dire cela — pensait la même chose, mais David, lui, n’avait pas oublié. Il y pensait tous les jours, et la nuit aussi, mais il ne disait rien. D’ailleurs cela n’aurait servi à rien de dire : « Quand est-ce que tu vas partir pour toujours ? » parce que son frère Édouard aurait sûrement hausse les épaules sans répondre. Peut-être qu’il n’en savait rien à ce moment-là.
C’était un jour comme aujourd’hui, David s’en souvient très bien. Il y avait le même soleil dans le ciel bleu, et les rues de la vieille ville étaient propres et vides, comme après la pluie, parce que l’arroseur public venait de passer. Mais c’était très vide et très effrayant, et la lumière qui brillait sur les fenêtres, en haut des maisons, et les roucoulements des pigeons, et les voix des enfants qu’on entendait, qui s’appelaient d’une maison à l’autre, dans le dédale des ruelles encore obscures, et même le calme et le silence du matin étaient terribles, parce que David et sa mère n’avaient pas dormi cette nuit-là, à attendre qu’il revienne, à guetter les coups qu’il frappait à la porte, toujours les mêmes coups : tap-tap-tap, tap-tap. Ensuite, comme c’était un dimanche et que sa mère n’allait pas travailler, il y avait tellement d’angoisse dans le petit appartement que David n’avait pas pu le supporter, et il était sorti tout le jour, marchant à travers les rues, allant de maison en maison, pour chercher un signe, entendre une voix, jusque dans les jardins publics, jusque sur la plage. Les mouettes s’étaient envolées tandis qu’il marchait le long du rivage, se reposant un peu plus loin, piaillant parce qu’elles n’aimaient pas qu’on les dérange.
Mais David ne veut pas trop penser à ce jour-là, parce qu’il sait que l’angoisse va peut-être revenir, et il pense alors à sa mère, assise sur la chaise devant la fenêtre, attendant aussi immobile et lourde qu’une statue. Il s’assoit sur un banc de la placette, il regarde les gens qui commencent à bouger, et les enfants qui courent en criant, avant l’ouverture de l’école.
C’est dur d’être seul quand on est petit. David pense à son frère Édouard, il se souvient de lui maintenant avec netteté, comme s’il était parti avant-hier. Lui avait quatorze ans, il venait d’avoir quatorze ans quand c’est arrivé, tandis que David a à peine neuf ans. C’est trop petit pour partir, c’est peut-être pour cela que son frère Édouard n’a pas voulu de lui. À neuf ans, est-ce qu’on sait courir, est-ce qu’on sait se battre, gagner sa vie, est-ce qu’on sait ne pas se perdre ? Pourtant, un jour ils s’étaient battus dans l’appartement, à propos de quoi ? Il ne sait plus, mais ils s’étaient battus pour de vrai, et avant de l’immobiliser avec une clé au cou, son frère Édouard était tombé, c’était David qui l’avait fait tomber en lui faisant un croc-en-jambe, et son frère avait dit, en soufflant un peu : « Tu sais bien te battre, toi, pour un petit. » David s’en souvient très bien.