L’autobus longe le lit du rio sec, là où il y a de grandes esplanades couvertes de voitures immobiles et des terrains vagues sans herbe. Il y a maintenant de grandes murailles debout au bord du fleuve, avec des milliers de fenêtres toutes identiques, où brille la lumière du soleil, comme si elle ne devait jamais s’arrêter. Loin, loin, mais où est la ville ? Où est la mer, où sont les ruelles obscures, les escaliers, les toits où roucoulent les pigeons ? Là, il semble qu’il n’y ait jamais rien eu d’autre, jamais rien que ces murailles et ces esplanades, et les terrains vagues où l’herbe ne pousse pas.
Quand l’autobus arrive à son terminus, David recommence à marcher sur l’avenue, le long du rio sec. Puis, voyant un escalier, il descend jusqu’au lit du fleuve, et il s’assoit sur les galets. Le soleil de l’après-midi brûle fort, il dessèche tout. Sur le lit du fleuve, parmi les tas de galets, il y a des branches mortes, des débris de caisse, même un vieux matelas aux ressorts rouillés. David se met à marcher sur les galets entre les débris, comme s’il cherchait quelque chose. C’est bien, ici, on n’entend presque plus les voitures et les camions, sauf de temps en temps un crissement aigu de freins, ou bien un long coup de klaxon qui semble aboyer au-delà des murailles des immeubles. C’est un endroit pour les rats et pour les chiens errants, et David n’a pas peur d’eux. Tout de même, il choisit sur la plage une belle pierre, bien polie et ronde, comme le berger de l’histoire qu’il aime, et il la met dans sa poche. Avec la pierre, il se sent plus rassuré.
Il reste longtemps sur le lit du rio sec. Ici, pour la première fois, il se sent bien, loin de la ville, loin des autos et des camions. La lumière du soleil est moins vive déjà, le ciel se voile de brume. De chaque côté du fleuve, les immeubles se dressent, montagnes de ciment aux fenêtres minuscules pareilles à des trous de serpent. Le ciel est vaste, et David pense aux nuages qu’il aimait regarder autrefois, couché sur le dos dans les jardins, ou bien sur les cailloux de la plage. Alors on voyait la forme des anges, le reflet jaune du soleil sur les plumes de leurs ailes. Il n’en parlait à personne, parce qu’il ne faut parler des anges à personne.
Aujourd’hui, maintenant, peut-être qu’ils vont revenir, parce qu’il le faudra bien. David se couche sur le lit du fleuve, comme autrefois, et il regarde le ciel éblouissant entre ses paupières serrées. Il regarde, il attend, il veut voir passer quelque chose, quelqu’un, fut-ce un oiseau, pour le suivre du regard, essayer de partir avec lui. Mais le ciel est tout à fait vide, pâle et brillant, il étend son vide qui fait mal à l’intérieur du corps.
Il y a si longtemps que David n’a pas ressenti cela : comme un tourbillon qui grandit au fond de lui, qui écarte toutes les limites, comme si l’on était alors un moucheron minuscule voletant devant un phare allumé. David se souvient maintenant du jour où il avait cherché son frère Édouard, à travers toutes les ruelles, sur les places, au fond des cours, même en l’appelant. C’était un dimanche, il faisait froid, parce que c’était encore le plein hiver. Le ciel était gris, et il y avait du vent. Mais en lui il y avait une inquiétude qui grandissait, à n’en plus pouvoir tenir dans son corps, et son cœur battait, parce que sa mère attendait seule à la maison, immobile et froide sur la chaise, les yeux fixés sur la porte. À la plage il l’avait trouvé, avec d’autres garçons de son âge. Ils étaient assis en rond, protégés des regards et du vent froid par le mur de soutènement de la chaussée. Quand David s’était approché, un des garçons, le plus jeune, qui s’appelait Corto, s’était retourné et il avait dit quelque chose, et les autres étaient restés immobiles, mais son frère Édouard était venu vers lui, et il avait dit d’une voix dure : « Qu’est-ce que tu veux ? » Et il avait des yeux étranges et brillants, comme de fièvre, qui faisaient peur. Comme David restait sans répondre, il avait ajouté, de sa voix brutale d’étranger : « C’est elle qui t’envoie pour m’espionner ? Fous le camp d’ici, rentre à la maison. » Alors Corto était venu, et c’était un garçon étrange qui avait un visage de fille, et un corps long et mince comme celui d’une fille, mais une voix grave pour son âge, et il avait dit : « Laisse-le. Peut-être qu’il veut jouer au ballon avec nous ? » Son frère Édouard était resté immobile, comme s’il ne comprenait pas. Corto avait dit à David, cette fois, avec un sourire bizarre : « Viens, petit, on fait une belle partie de ballon. » Alors machinalement, David avait suivi Corto jusque-là où ils étaient assis en cercle sur les cailloux et il avait vu par terre, au milieu, sur un sac en plastique, un tube de dissolution bouché, et il y avait aussi une feuille de papier buvard pliée en deux, que les garçons se passaient de main en main, et à tour de rôle ils mettaient leur figure dans la feuille et ils respiraient en fermant les yeux, et ils toussaient un peu. Alors Corto avait tendu la feuille pliée à David, et il lui avait dit : « Vas-y, respire un bon coup, tu vas voir les étoiles. » Et dans la feuille de buvard il y avait une grande tache de colle visqueuse, et quand David avait reniflé, l’odeur était entrée au fond de lui d’un seul coup, et lui avait tourné la tête, et il s’était mis à trembler, puis à pleurer, à cause du vide qu’il y avait là, sur la plage, près du mur sale, avec Édouard qui n’était pas rentré à la maison depuis le matin.
Ensuite il s’était passé quelque chose d’étrange, David s’en souvient très bien. Son frère Édouard avait mis le bras autour de lui, et il l’avait aidé à se lever, et à marcher sur la plage, et il avait marché avec lui à travers les rues de la vieille ville, et il était entré dans l’appartement, et sa mère n’avait rien osé dire, ni crier, pourtant il était resté dehors tout le jour sans rentrer même déjeuner, mais il l’avait conduit jusqu’au lit, dans l’alcôve, et il l’avait aidé à se coucher, et après il s’était couché à son tour. Mais ce n’était pas pour dormir, parce que David avait vu ses yeux ouverts qui le regardaient jusqu’au moment où il avait sombré dans le sommeil.
Maintenant, c’est comme cela, le tourbillon revient, creuse son vide dans la tête et dans le corps, et l’on bascule comme si on tombait dans un trou profond. C’est le silence et la solitude qui en sont la cause. David regarde autour de lui, l’étendue de galets poussiéreux, les débris qui jonchent le lit du fleuve, et il sent le poids du silence. Le ciel est très clair, un peu jaune à cause du soleil qui se couche. Personne ne vient, par ici, personne jamais. C’est un endroit seulement pour les rats, et pour les mouches plates qui cherchent leur nourriture parmi les détritus que les hommes ont laissés sur le lit du fleuve.
David aussi a faim. Il pense qu’il n’a rien mangé depuis hier soir, rien bu non plus. Il a soif et faim, mais il ne veut pas retourner vers la vieille ville. Il marche sur les plages de galets jusqu’au cours d’eau qui serpente lentement. L’eau est froide et transparente, et David boit longuement, à genoux sur les galets, le visage tout près de l’eau. D’avoir bu comme cela, il se sent un peu mieux, et il a la force de remonter le lit du fleuve, jusqu’à une rampe d’accès un peu en amont. C’est là que les camions viennent décharger leurs bennes, des pierres, des gravats, de la boue.
David quitte les bords du rio sec, il retourne au milieu des maisons, pour chercher à manger. Les immeubles blancs font une sorte de demi-cercle, encadrant une grande place couverte d’autos arrêtées. Au fond de la place, il y a un centre commercial, avec une large porte sombre. Déjà, les lumières brillent autour de la porte, pour faire croire que la nuit est venue.
David aime bien la nuit. Il n’a pas peur d’elle, mais au contraire, il sait qu’il peut se cacher quand elle est là, comme s’il devenait invisible. Dans le supermarché, il y a beaucoup de lumières. Les gens vont et viennent avec leurs petits chariots de métal. David sait comment il doit faire. C’est son ami Lucas qui le lui a dit, la première fois. Il faut choisir des gens avec qui on va entrer, bien choisir des gens qui ont l’air convenable, avec un jeune enfant peut-être. Le mieux, c’est les grands-parents, qui poussent un chariot avec un bébé dedans. Ils marchent lentement, et ils ne font pas attention à ce qui les entoure, alors on peut entrer avec eux, et faire comme si on était avec eux, tantôt devant, tantôt derrière. Les surveillants ne surveillent pas les grands-parents avec des enfants.