David attend un peu, dans un coin du parking. Il voit une grande voiture noire s’arrêter et en sortent un homme et une femme encore jeunes, accompagnés de toute leur famille, cinq enfants. Il y a trois filles et deux garçons, les filles sont grandes et belles, avec de longs cheveux blond foncé qui tombent en cascade sur leurs épaules, sauf la plus petite, qui a quatre ou cinq ans, et qui a des cheveux bruns. Les deux garçons ont entre douze et quinze ans, ils ressemblent à leur père, ils sont grands et minces, la peau bronzée par le soleil, et leurs cheveux sont châtains. Tous ensemble, ils vont vers la porte du Super. La petite fille s’est installée dans un chariot de métal, et c’est l’aînée qui la pousse, en riant aux éclats. La mère l’appelle, elle crie leurs noms : « Christiane ! Isa ! » Et les garçons courent après elles et arrêtent le chariot.
David les suit, de loin d’abord, puis il entre avec eux à l’intérieur du Super. Il est si près d’eux qu’il les entend parler, il écoute tout ce qu’ils disent. Les enfants vont par groupes de deux, ils se réunissent, ils courent, ils reviennent, ils entourent même David, mais sans le voir, comme s’il n’était qu’une ombre. Ils entraînent leurs parents vers la pâtisserie, et David en profite pour prendre un pain qu’il mange sans se presser, tranche après tranche. Les filles sont belles, et David les regarde avec une attention presque douloureuse. La lumière électrique brille sur leurs cheveux blonds, sur leurs anoraks de plastique bleu ou rouge. La plus grande s’appelle Sonia, elle doit avoir seize ans, et c’est elle surtout que David regarde. Elle est si sûre d’elle, elle parle si bien, avec sa voix chantante, en écartant les mèches qui tombent sur ses joues, qui frôlent ses lèvres. David pense à son frère Édouard, à son visage sombre et dur, à ses yeux noirs qui brûlaient de fièvre, il pense à Corto aussi, sur la plage, à son regard trouble, à son teint pâle, aux cernes bruns qui salissaient son visage, il pense au vent froid sur la plage déserte. Les enfants tournent autour de lui, crient, rient, s’interpellent. David écoute avidement leurs noms qui résonnent : « Alain ! Isa ! Dino ! Sonia !… » À un moment, les parents se retournent, ils regardent avec étonnement David qui mange ses tranches de pain, comme s’ils allaient lui dire quelque chose. Mais David se détourne, il s’arrête et les laisse partir, puis il recommence à les suivre, mais de loin. En passant devant le rayon des biscuits, il choisit un paquet de galettes au fromage, et il commence à les grignoter. Mais elles sont trop salées et elles lui donnent soif. Alors il repose le paquet entamé et il prend une boîte de biscuits à la figue, qu’il aime bien. La famille, devant lui, entasse beaucoup de choses sur le chariot, des biscuits, de l’eau minérale, du lait, des sacs de pommes de terre, des paquets de pâtes, du savon. Le chariot est si lourd que ce sont les deux garçons à présent qui le poussent, et la petite fille suce son pouce avec l’air de s’ennuyer.
David pense qu’il aimerait bien les suivre comme ça toute sa vie, jusqu’au bout du monde, jusque chez eux. Le soir, ils rentreraient dans une belle maison claire, entourée d’un frais jardin rempli de fleurs et de saules, et ils mangeraient tous autour d’une grande table, comme celles qu’on voit au cinéma, où il y aurait toutes sortes de mets, et des fruits, et des glaces dans des coupes. Et leurs parents parleraient avec eux, et ils raconteraient tous des histoires, de longues histoires qui les feraient rire aux éclats, et ensuite ce serait l’heure de se coucher, d’abord la petite Christiane, et ils lui raconteraient une histoire pour l’endormir, chacun son tour, jusqu’à ce que ses yeux se ferment, puis ils iraient se coucher dans leur lit, chacun aurait un lit pour soi, avec des draps ornés de dessins comme on voit, et la chambre serait grande et peinte en bleu pâle. Et avant de dormir, Sonia viendrait en chemise de nuit, avec ses longs cheveux blonds qui roulent sur ses épaules, et elle lui donnerait un baiser, du bout des lèvres, et il sentirait la chaleur de son cou et le parfum de ses cheveux, juste avant d’entrer dans le sommeil. Ça serait juste comme ça, David peut le voir en fermant les yeux.
Maintenant, ils passent tous devant le rayon des fruits, et ils s’arrêtent pour choisir. David revient au milieu d’eux, il veut tellement entendre encore leurs voix, sentir leur parfum. Il s’arrête juste à côté de Sonia, et pour elle il choisit une belle pomme rouge, et il la lui tend. Elle le regarde un peu étonnée, puis elle sourit gentiment et elle lui dit merci, mais elle ne la prend pas. Puis la famille s’éloigne de nouveau, et David mange la pomme lentement, les yeux un peu brouillés de larmes, sans comprendre pourquoi il a envie de pleurer. Il les regarde s’éloigner vers l’autre bout du grand magasin, tourner derrière une montagne de bouteilles de bière. Alors, sans se cacher, il sort du Super, en passant entre les caisses, et il va finir sa pomme dehors, en regardant la nuit qui s’est installée sur le parking.
Il reste là longtemps, assis sur une borne de ciment, près de la sortie du parking, à regarder les voitures allumer leurs phares et partir. Les unes après les autres, elles font claquer leurs portes, et puis elles glissent au loin, elles disparaissent, avec leurs feux rouges et leurs clignotants. Malgré le froid de la nuit, David aime bien voir les autos s’en aller, comme cela, avec leurs lumières et les reflets sur leur carrosserie. Mais il faut faire attention aux policiers, et aux gardiens. Ils ont des voitures noires, parfois des vélomoteurs, et ils tournent lentement sur les parkings à la recherche des voleurs. Tout d’un coup, David voit quelqu’un qui le regarde. C’est un homme grand et fort, au visage brutal, qui est sorti du Super par une porte de service et qui a marché sans bruit sur la chaussée, derrière David. Maintenant, il est là, il le regarde, et à la lumière de la façade du Super ses yeux brillent bizarrement. Mais ce n’est pas un gardien, ni un policier. Il tient dans sa main un sac de pop-corn, et il appuie de temps en temps sa main sur sa bouche, pour avaler le maïs éclaté, sans cesser de regarder du côté de David, avec ses yeux noirs, très brillants. David le regarde de temps à autre du coin de l’œil, et il le voit qui s’approche, il entend le bruit que fait sa grosse main quand elle fouille dans le sac de pop-corn.
Il est tout près, maintenant, et le cœur de David se met à battre très fort, parce qu’il se souvient des histoires qu’on raconte, à l’école, des types fous et obsédés qui enlèvent les enfants pour les tuer. En même temps, la peur l’empêche de bouger, et il reste assis sur la borne de ciment, à regarder droit devant lui le parking presque vide où la lumière des réverbères fait de grandes taches jaunes.
« Tu veux du pop-corn ? » Quand David entend la voix de l’homme, il a parlé doucement, mais avec quelque chose qui a tremblé un peu, comme s’il avait peur, lui aussi, David bondit de la borne et il se met à courir aussi vite qu’il peut vers l’entrée du parking, là où il y a encore des voitures arrêtées. Dès qu’il a passé une voiture, il s’arrête, il s’aplatit sur le sol et il rampe sous les voitures, passant de l’une à l’autre, puis il s’immobilise à nouveau, et il regarde autour de lui. L’homme est là, il a couru derrière lui, mais il est trop gros pour se baisser, il marche à grands pas le long des voitures. David voit ses jambes passer, s’éloigner. Il attend encore un peu, et il rampe en sens inverse. Quand il sort de dessous un camion arrêté, il voit la silhouette de l’homme, très loin qui s’éloigne en regardant autour de lui.