Выбрать главу

Il serre fort la pierre ronde dans sa main, la pierre toute chaude et mouillée de sa sueur. C’est comme cela qu’on fait la guerre aux géants, tout seul dans l’immense vallée déserte, à la lumière aveuglante. On entend au loin les cris des animaux sauvages, les loups, les hyènes, les chacals. Ils gémissent dans le silence du vent. Et la voix du géant résonne, il rit, et il crie à l’enfant qui marche vers lui :

« Viens ! Je te donnerai à manger aux oiseaux du ciel et aux bêtes des champs. Viens !… » Et son rire fait courir des frissons sur la pierre ronde du lit du fleuve.

Maintenant, David est au fond du grand magasin, devant le comptoir où est installée la caisse. La lumière blanche du plafond se réverbère sur les angles de métal, sur le plastique noir du comptoir, sur le sol rouge sang. David ne regarde rien d’autre que la caisse, il s’avance vers elle, il la touche du bout des doigts, il contourne le comptoir pour être plus près. La musique douce ne cesse pas ses soupirs, ses hululements lointains, et les coups du cœur de David se mêlent aux bruits lents de la musique. C’est une ivresse étrange, comme celle qui emplissait la tête quand il respirait la feuille de papier buvard imprégnée de l’odeur poivrée de la dissolution. Peut-être que le visage de son frère Édouard est là, tout près maintenant, sombre et hiératique comme le visage d’un Indien aux pommettes hautes, en train d’attendre. Qui le tient prisonnier ? Qui l’empêche de revenir ? Mais le vide tourbillonnant, aveuglant, ne permet pas de comprendre.

David est appuyé contre le comptoir, son visage à la hauteur du tiroir de la caisse. Le tiroir justement est entrouvert, et il glisse lentement sur lui-même, comme si c’était la main d’un autre qui l’ouvrait, qui prenait une liasse de billets et la serrait fort, en la froissant entre ses doigts.

Mais tout d’un coup, le vide cesse, et il n’y a plus que la peur. Quelqu’un est là, à côté de David, un jeune homme un peu gras, au visage presque féminin, encadré de cheveux bruns bouclés. Il tient David par la main, il la serre si fort de ses deux mains que David entend craquer ses jointures, et crie de douleur. Le visage de l’adolescent est tout luisant de sueur, et ses yeux brillent d’une lueur dure, tandis qu’il répète, les dents serrées, mais avec tant de véhémence qu’il postillonne : « Voleur ! Voleur ! Voleur ! » David ne dit rien, il ne se débat même pas. Sa main gauche a laissé tomber par terre le caillou rond du fleuve, qui roule sur le plastique rouge et s’immobilise. « Voleur ! Sale voleur ! » continue sans se lasser le jeune homme, et maintenant il parle très fort, pour attirer l’attention des vendeuses à l’entrée du magasin.

« Voleur ! Voleur ! Sale petit voleur ! » crie-t-il, et son visage a une telle expression d’excitement et de colère que David n’a plus peur de lui. Simplement, il ferme les yeux, il résiste à la douleur des deux mains du garçon qui broient ses métacarpes et son poignet. Il ne veut pas crier, pas parler, parce que c’est comme cela qu’il doit faire, s’il veut retrouver son frère Édouard. La voix étranglée du jeune homme résonne dans ses oreilles, pleine de menace et de haine : « Sale voleur ! Sale petit voleur ! » Mais il ne doit pas répondre, pas supplier, ni pleurer, ni dire que ce n’est pas lui qui est venu jusqu’ici, que ce n’est pas l’argent qu’il voulait, mais le visage de son frère Édouard. Il ne doit même plus penser à cela, puisque le géant l’a vaincu, et qu’il ne sera pas roi, et qu’il ne retrouvera pas ce qu’il cherche. Mais il doit se taire, toujours se taire, même quand viendront les gardes et les policiers pour l’emmener en prison. Des femmes sont venues, maintenant, elles sont là autour d’eux, elles parlent, elles téléphonent. L’une d’elles dit : « Lâchez-le, voyons, ce n’est qu’un enfant. » « Et s’il se sauve ?

C’est un sale petit voleur comme il y en a partout ici, ils attendent qu’on ait le dos tourné pour mettre la main sur la caisse. » « Comment t’appelles-tu ? Quel âge as-tu ? » « Ce sont leurs parents qui les dressent comme ça, vous savez, ils doivent rapporter l’argent à la maison chaque soit. » « Voleur, espèce de sale petit voleur ! »

À la fin, le garçon relâche son étreinte, moins par pitié que parce que ses bras sont fatigués d’avoir tant serré la main de David. Alors David tombe par terre sur le sol rouge sang, il s’affale doucement comme un tas de chiffons, et sa main et son poignet tuméfiés pendent le long de son corps. La douleur le brûle jusque sous l’épaule, mais il ne dit rien, il ne prononce pas une parole, même si les larmes salées coulent sur ses joues et mouillent la commissure de ses lèvres.

Il y a le silence, maintenant, pour quelques instants encore. Plus personne ne parle, et le jeune homme s’est un peu reculé loin de la caisse, comme s’il avait peur, ou honte. David entend toujours les bruits langoureux de la musique lointaine, pareille aux gémissements d’animaux qui se lamentent, il entend le bruit de son cœur qui bat fort, dans ses tempes, dans son cou, dans ses artères à la saignée du coude. La brûlure de sa main est moins forte, il sent entre ses doigts le papier froissé des billets de banque, que personne n’a songé à lui enlever. Avec effort, il se redresse un peu et il jette au loin les billets qui culbutent sur le linoléum comme une vieille boulette. Personne ne bouge pour les ramasser. Devant lui, à travers le brouillard de ses larmes, il voit aussi le visage de sa mère qui attend dans l’appartement obscur, loin au-delà des murs abrupts et des vallées turbulentes de la ville moderne. Il voit cela très vite, en même temps qu’apparaissent, au bout du grand magasin, les uniformes des gardes. Mais cela lui est égal, il n’a plus peur de la solitude, il ne peut plus craindre le monde, ni les regards des gens, parce qu’il connaît maintenant la porte qui conduit vers son frère Édouard, vers sa cachette secrète d’où on ne revient jamais.