La jeune femme pâle la regarde un instant sans rien dire, puis elle s’enfuit très vite. À travers ses larmes, Liana la voit qui tourne et qui tourne entre les rayons, comme si elle cherchait à brouiller ses traces.
Dehors, la lumière du soleil est plus forte encore. Elle brûle et blanchit tout, les cailloux, la terre, les feuilles des arbres. Il y a de la poussière de ciment sur les toits des maisons, comme une taie légère sur le bleu cruel du ciel. Sur l’autoroute aux nœuds lents, les carapaces des voitures étincellent. Le vent par instants apporte le bruit rauque des moteurs, les rugissements des camions, ou des klaxons comme des cris de bêtes. Puis cela s’en va. Tout est ainsi, par vagues, hésitant, clignotant. Il y a tant de solitude, il y a tant de faim… Il y a tant de lumière sur l’estuaire désert du fleuve, et, dans le terrain vague, isolée, pareille à la coque d’un avion naufragé, la carlingue d’aluminium du mobile home, en équilibre sur ses étais de brique. Malgré tout cela, malgré la violence et le meurtre, ici on n’entend pas de bruit, sauf, de temps à autre le grondement de l’autoroute et les voix des chiens des fermes.
La lumière a décliné quand Liana arrive. Elle marche lentement sur le terrain vague. Elle ne porte pas de paquets. Ses vêtements sont pleins de poussière blanche, et elle boite un peu, parce qu’elle a cassé le talon d’une de ses chaussures. Son visage est marqué par l’angoisse, mais maintenant elle sait ce qu’elle doit faire, elle l’a compris enfin. Peut-être qu’il est trop tard déjà, qu’ils sont en route, guidés par Simon, ou par la jeune femme aux lunettes dorées. Ou bien il y aura le gardien du terrain vague, avec son fusil à double canon et sa casquette de chasseur enfoncée sur ses oreilles. Ils doivent venir maintenant, avant la nuit, pour tuer le chien et pour emporter le bébé dans leur hôpital, et pour l’enfermer, elle, dans une grande salle blanche aux murs lisses dont on ne s’échappe pas.
En boitant elle se hâte vers le mobile home, elle monte le marchepied, elle ouvre la portière. D’un seul coup le grand chien-loup est debout à côté d’elle, le poil hérissé, les yeux étincelants, car il a compris.
Ensemble, la jeune femme et le chien marchent sur le terrain vague. Liana tient l’enfant serré contre elle, enveloppé dans la serviette-éponge. Le bébé tète pendant qu’elle marche, et, malgré sa fatigue, Liana sent que le lait qui sort l’apaise.
Ils marchent longtemps comme cela, jusqu’à la nuit noire. Maintenant, ils sont au bord du fleuve, sur les plages de galets poussiéreux. On entend quelque part le bruit d’un filet d’eau qui coule. Au loin, le grondement des moteurs sur le pont de l’autoroute. Ici, l’air de la nuit est frais et léger, il y a des moustiques qui dansent invisibles. Liana rabat la serviette-éponge sur le visage du bébé qui s’est endormi. Sans faire de bruit, Nick est parti à travers les broussailles, le long du fleuve, pour chasser les poules et les lapins des fermes. Il reviendra à l’aube, épuisé et rassasié, et il se couchera près de Liana et du bébé, et ses yeux jaunes brilleront dans l’ombre comme deux étoiles comme si leur lumière dure suffisait à arrêter l’avancée des hommes qui les cherchent, pendant quelques heures encore.
L’échappé
Un peu avant l’aube Tayar arrive devant la haute montagne. Il a marché toute la nuit, ne s’arrêtant qu’une fois, dans un café de routiers au bord de la nationale, juste le temps de boire une tasse de café âcre qui lui a brûlé la gorge. La route qui serpente au fond de la vallée l’a conduit jusqu’aux contreforts de la haute montagne. Tayar a traversé le torrent un peu avant le pont, et il a escaladé les anciennes terrasses d’oliviers jusqu’à ce qu’il trouve la route étroite qui grimpe en lacets vers le sommet de la montagne. Maintenant, il est devant le haut-plateau calcaire, et le noir de la nuit devient gris peu à peu.
L’air est froid, d’un froid sec qui fait mal. Tayar n’est vêtu que du pantalon de toile grise et de la chemise-veste réglementaires. Il est pieds nus dans des chaussures de basket sans lacets. La fatigue de la longue marche pèse sur lui, le fait tituber. Il grelotte de froid. Il quitte la route, et il commence à marcher parmi les broussailles, sur les pierres qui s’éboulent. Dans un creux de terrain, il s’accroupit pour uriner. Il regarde autour de lui. À l’est, du côté d’où il vient, il y a une tache qui grandit dans le ciel, une lueur pâle et jaune qui fait apparaître l’horizon, les roches aiguës, les branches des arbres nains.
Le silence est grand. Tayar le perçoit pour la première fois. C’est un vide qui oppresse ses tympans, qui serre la tête. Il n’y a pas de chants d’oiseaux ici, ni de bruits d’insectes, rien pour saluer le jour qui arrive. Il y a seulement un peu le gémissement du vent qui souffle sur le haut-plateau calcaire, le vent qui va et vient comme une respiration glacée. Tayar pense à la mer, là-bas, tout en bas, aux jardins endormis, aux immeubles. Ils sont devenus si lointains, à présent, si petits, à peine des nids de fourmis, des nids de guêpes, que c’est même difficile de les imaginer.
Tayar avance, ivre de sommeil. Il cherche des yeux un coin de terre, un abri, pour dormir. Il sait qu’ici, enfin, il peut dormir. Personne ne viendra le chercher. Il connaît bien ce paysage, sans y être jamais venu. C’est le même que de l’autre côté de la mer, le même des roches, des buissons d’épines, des crevasses, des éboulis. Personne. Quand il était avec son frère, et qu’ils gardaient ensemble les troupeaux, il marchait ici, ici même. Il s’en souvient bien. Alors, malgré la nuit qui cache encore la moitié des choses, il trouve l’abri qu’il cherche, l’épaule d’un roc usé par le vent, et les branches maigres d’un arbuste recourbé. À coups de talon, Tayar fait rouler les cailloux pointus, il creuse un peu la pierraille. Puis il s’accroupit, le dos appuyé contre le rocher, les bras enroulés autour du corps pour ne pas perdre sa chaleur. C’est comme cela qu’il faisait autrefois, avec son frère et son oncle Raïs, quand ils devaient dormir au-dehors en hiver.
Tayar respire lentement, pour briser les tremblements nerveux de son corps, pour arrêter sa mâchoire qui claque. La joue gauche appuyée contre son épaule, les yeux fermés, il s’endort, pendant que la lumière rouge du jour nouveau apparaît devant lui, éclaire magnifiquement le haut-plateau solitaire.
Il dort longtemps comme cela, sans bouger, respirant lentement. La lumière du soleil éblouissant frappe son visage et son corps, mais cela ne le réveille pas. Quand il dort, il est pareil aux pierres grises qui l’entourent. Son visage osseux est couleur de terre, ses cheveux noirs bougent sur son front dans les remous du vent. Son corps est long et maigre, dans les vêtements trop larges.
Tayar dort sans bouger, comme autrefois, dans les monts du Chélia, caché avec son frère dans les blocs de rochers. Les chèvres et les moutons avaient dévalé la pente caillouteuse vers l’oued, et le soleil était haut, comme aujourd’hui, dans le ciel sans nuages. Passaient des oiseaux, très vite, par groupes, en piaillant, et son frère se levait sans bruit, cherchait à voir où ils allaient se poser. C’étaient des cailles du désert, furtives et insaisissables comme des mouches.
Alors Tayar se réveillait à son tour, sans savoir pourquoi, peut-être simplement parce que son frère le regardait en silence, et que ça faisait comme un doigt appuyé sur sa poitrine. Il disait doucement, comme un murmure : « Aazi », et ensemble ils couraient, pieds nus, ils dévalaient les pentes de la montagne jusqu’à l’oued où les brebis avaient déjà choisi leur place d’ombre pour la journée de soleil.