Chapitre 3 Chacun sa vérité.
Construite en 1820, la prison de Brixton n’était pas vraiment un pénitencier. On l’utilisait surtout pour les prévenus en attente de leur procès, mais ce n’était pas pour autant un endroit aimable. Les pierres séculaires suaient la tristesse et l’humidité. Une fois à l’intérieur et les formalités d’admission accomplies, Morosini baigna dans une atmosphère angoissante jusqu’à ce qu’on l’introduise dans l’espèce de placard vitré baptisé parloir où il attendit.
Lorsque lady Ferrals parut, escortée d’une femme que, seuls, le port de la jupe et l’absence de moustache différenciaient d’un gendarme, Aldo sentit son cœur bondir. Elle était plus belle que jamais dans ce décor grisâtre et la sévère robe noire qui faisaient ressortir l’éclat de sa blondeur, mais elle n’était plus Anielka...
Cela tenait à ce qu’elle n’avait pas l’air de vivre. Avec son visage pâli, ses cheveux et ses yeux d’or, elle ressemblait à l’une de ces statuettes chryséléphantines qui faisaient alors le triomphe du sculpteur Chiparus. Tout aussi droite ; tout aussi froide.
La vue de son visiteur n’alluma aucune flamme dans son regard. Elle vint s’asseoir de l’autre côté de la table tandis que sa gardienne restait au-delà du vitrage. Aldo s’inclina. Elle demeura impassible.
– C’est vous ? dit-elle seulement. Que venez-vous faire ici ?
Le ton laissait entendre qu’il n’était pas le bienvenu.
– Savoir si je peux vous être de quelque utilité.
– Vous m’avez mal comprise. Je voulais dire : comment se fait-il que vous soyez à Londres ?
– Bien que j’aie su, avant de quitter Venise, la mort tragique de votre époux, ce n’est pas la raison de mon voyage. Je me suis rendu en Ecosse pour assister aux funérailles d’un vieil ami et c’est à Inverness qu’un journal m’a appris...
– Que j’ai tué Eric. N’ayez donc pas peur, des mots ! Ils me sont indifférents.
Elle lui fit signe de s’asseoir sur la chaise placée en face d’elle.
– Je n’ai pas peur des mots, dit-il en obéissant. C’est ce qu’ils signifient qui me fait peur et que je n’arrive pas à croire. Vous ? Une meurtrière Y Allons donc !
Elle eut un mince sourire dédaigneux :
– Pourquoi pas ? Vous savez bien que je ne l’aimais pas. Et même que je le détestais. Auprès de lui mes jours étaient dorés, mais mes nuits tissées de répugnantes ténèbres.
– Pas au point de le tuer. Et surtout pas de cette façon stupide parce que trop évidente : un sachet de poudre antinévralgique donné devant témoins pour être dilué dans un verre de whisky, et cela après une querelle ? Vous êtes trop intelligente pour ça. Telle que je vous connais, je vous imaginerais mieux armée d’un revolver et tirant sur Eric Ferrals, mais ce médicament offert pour apaiser et qui foudroie, non ! Ça ne vous ressemble vraiment pas.
– Pourquoi ? Chez vous, en Italie, on a bien souvent offert avec le sourire du poison à un invité !
– C’est une habitude perdue depuis longtemps et vous n’êtes pas une Borgia. Depuis votre arrestation, vous ne cessez de clamer votre innocence.
– En pure perte, mon cher prince ! Au point que je commence à être fatiguée de le répéter. On me rétorque, non sans raison, que la strychnine n’est pas venue toute seule dans le verre puisqu’elle n’était ni dans l’alcool ni dans l’eau... Pourtant, on a analysé les autres sachets qui se trouvaient dans ma chambre...
– Mais celui-là seul contenait le poison ? D’où vient, en ce cas, que l’on n’ait pas analysé aussi le papier qui l’enveloppait ?
– C’est ce que j’ai demandé mais on ne l’a pas retrouvé. Le feu était allumé dans la pièce.
Quelqu’un l’aura jeté dans la cheminée. Eric l’avait froissé et laissé sur le plateau.
– Qui pouvait être ce quelqu’un ? En avez-vous une idée ?
Anielka émit alors le bruit que son visiteur s’attendait le moins à entendre : elle eut un rire brusque mais amer et sans gaieté.
– Peut-être John Sutton, le brillant, le dévoué secrétaire d’Eric, celui qui n’a pas hésité à m’accuser du crime dès qu’il a vu son maître s’abattre sur le sol. Il me hait.
– Pour quelle raison ? Que lui avez-vous fait ?
– Je l’ai giflé. C’est, il me semble, la réaction normale d’une femme honnête quand un homme la pousse dans un coin en lui prenant les seins et en l’embrassant dans le cou...
Aldo savait depuis longtemps que la jeune Polonaise ne mâchait pas ses mots et possédait le talent des évocations précises. Celle-ci, cependant, lui arracha une grimace de dégoût. Le souvenir qu’il gardait du secrétaire, toujours d’une parfaite correction, ne correspondait guère à cette soudaine image relevant du répertoire d’un satyre, mais il savait que sous la glace britannique se cachaient parfois d’étranges pulsions volcaniques.
– Il est amoureux de vous ?
– Si l’on peut appeler ça ainsi ! Il y a longtemps que je sais qu’il a envie de coucher avec moi.
– L’avez-vous dit à votre mari ?
– Il m’a traitée de folle et n’a fait qu’en rire.
Son attachement pour ce... domestique dépassait les bornes permises. Je crois qu’il aurait préféré se couper un bras plutôt que s’en séparer. Sans doute existait-il entre eux un cadavre quelconque bien caché dans une armoire...
– Les cadavres, ma chère, sir Eric, en bon marchand d’armes, en avait trop sur la conscience pour tenir compte d’un isolé. Et si vous me parliez à présent de ce serviteur polonais que vous avez fait entrer à votre service ?
De pâle, la jeune femme devint soudain très rouge et détourna la tête.
– Comment savez-vous ça ?
Aldo lui sourit avec une grande gentillesse.
– On dirait que vous n’avez pas perdu cette bonne habitude de répondre à une question par une autre. Je le sais, voilà tout !
Mais comme elle restait muette, cherchant peut-être une nouvelle attaque, il reprit :
– Parlez-moi un peu de ce Stanislas... ou bien dirons-nous Ladislas ?
Les yeux de la jeune femme s’agrandirent et ce qu’il y lut ressemblait à de l’épouvante :
– Vous êtes le Diable ! souffla-t-elle.
– Pas vraiment... ou alors un brave homme de diable tout à votre service. Voyons, Anielka, cessez de vous méfier et dites-moi comment vous en êtes arrivée à introduire votre ancien amoureux dans la maison de votre époux !
Elle détourna la tête mais, dans la triste lumière de cet endroit lugubre, il vit une larme perler à ses cils.
– Amoureux ? L’a-t-il seulement jamais été ? J’en doute beaucoup à présent... comme je doute aussi de ce grand amour que vous prétendiez éprouver pour moi.
– Laissons cela de côté pour l’instant, si vous le voulez bien ! coupa doucement Morosini. Ce n’est pas moi qui, dans la maison du Vésinet, ai choisi de tomber dans les bras de sir Eric.
– Il venait de me sauver et je n’avais pas le choix. Comme je n’ai pas eu le choix avec Ladislas lorsque je l’ai rencontré dans Hyde Park où d’ailleurs il m’attendait...
– Comment pouvait-il savoir que vous y seriez ? Personne n’ignore à présent que les parcs ont votre prédilection, mais pourquoi celui-là ? Ce ne sont pas les jardins qui manquent à Londres.
– Non, mais j’y faisais chaque matin une promenade à cheval.
– Seule ?
– Bien sûr, seule ! Je n’aime pas être accompagnée, j’aurais trop l’impression d’être surveillée. Oh, évidemment, je rencontrais toujours des gens de connaissance, mais j’arrivais assez bien à m’en débarrasser.