– Laissez-moi faire, madame. Ceci est trop lourd pour vous !
– Oh, merci, monsieur ! fit avec un accent étranger la dame qui aussitôt se mit à pleurer. Aldo vit alors que c’était Wanda, la fidèle femme de chambre d’Anielka, lui apportant sans doute les « quelques petites choses » dont elle avait besoin.
– Le seigneur Morosini ! s’exclama-t-elle entre deux sanglots. Vous êtes donc là ? Mais quelle joie, mon Dieu ! Quelle grande joie !
Et de pleurer de plus belle !
– Si vous êtes si contente, il faut vous calmer ! dit celui-ci auquel vint soudain une idée.
– Comment se fait-il que vous soyez venue en taxi ? N’y a-t-il plus de voitures de maître chez sir Eric ?
– Il n’y en a plus pour le service de ma pauvre petite lady, s’indigna Wanda qui semblait à présent maîtriser le français. Cet affreux Mr. Sutton l’interdit sous le prétexte que rien ne doit être fait pour aider une... une meurtrière. Oh ! c’est... c’est affreux !
– Pour un Anglais, cet homme connaît bien mal la loi de son pays : tout prévenu est réputé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit démontrée...
– Alors, pourquoi est-ce que ma pauvre petite est en prison ?
– C’est ce que l’on appelle la prévention. Vous allez lui porter cette valise ?
– Oui. Elle a demandé différentes choses. Pauvre ange, elle qui est si...
Coupant court au panégyrique d’Anielka qui ne pouvait manquer d’être long, Aldo dirigea Wanda vers la porte de Brixton et lui proposa de l’attendre pour la ramener à domicile.
– Une seule voiture suffira bien pour nous deux, dit-il. Je vais renvoyer la vôtre.
Un début d’accalmie se fit jour dans le désespoir de Wanda.
– Vous voulez bien m’attendre ?
– Bien sûr. Cela nous permettra de parler un moment... Ne soyez pas trop longue !
– Oh non, je n’aurai pas le droit de la voir. Je dépose ça au greffe et je reviens.
Quelques minutes plus tard, elle était de retour et prenait place auprès d’Aldo qui ne perdit pas de temps pour entrer dans le vif du sujet.
– Je viens de donner à votre maîtresse le nom et l’adresse d’un avocat sérieux. Il semblerait qu’elle ait été, jusqu’ici, fort mal défendue.
– Oh, ça c’est bien vrai ! Jamais elle n’aurait dû être jetée dans cette prison. Et sans ce menteur de secrétaire...
– Je sais à quoi m’en tenir à son sujet, coupa Morosini. Je voudrais que vous me parliez de celui qui a disparu : ce Ladislas Wosinski entré voilà peu dans la maison sous un nom d’emprunt. Ce qui me paraît d’ailleurs superflu, sir Eric n’ayant certainement jamais entendu parler de lui.
– Lui, non, mais monsieur le comte aurait été furieux de sa présence. Ma colombe aurait eu de gros ennuis s’il avait su qu’il était là.
– Je suppose qu’il le sait, à présent. Hier, je l’ai vu arriver à Grosvenor Square. Il n’y est pas resté bien longtemps et quand il est parti il avait l’air furieux, bien qu’il fît un grand effort pour se contenir.
Wanda leva les yeux au ciel et joignit les mains au souvenir de ce qui s’était passé.
– Oh ! Il y a eu une terrible dispute avec Sutton à cause de ce qu’il a fait et aussi du serviteur polonais, mais, grâce à Dieu, le secrétaire connaît seulement un certain Stanislas Razocki et monsieur le comte n’en sait pas plus !
– Gomment ça « grâce à Dieu » ? Voilà un homme qui a obligé votre maîtresse à l’accueillir, qui a assassiné son mari et qui s’est enfui en lui laissant toute l’affaire sur le dos, et vous avez l’air de considérer que tout est bien comme ça ?
– Mais, naturellement ! Ladislas Wosinski est un patriote, un noble cœur et s’il a tué c’était pour protéger celle qu’il aime... car il l’aime toujours et d’un très grand amour. Il a dû entendre la scène horrible que son époux lui avait faite, peu de temps auparavant.
– Je sais qu’il y a eu dispute, mais ce n’était peut-être pas la première fois ?
– C’était la première fois que c’était aussi violent. Depuis un moment déjà, mon cher petit ange refusait de coucher avec lui. Elle souffrait de fortes migraines qu’elle calmait avec un médicament.
En dépit de la gravité du sujet, Morosini eut un petit sourire. De tout temps la migraine, relayée par des maux plus intimes, avait été l’arme favorite des femmes contre le devoir conjugal.
– Et ce jour-là, elle avait encore mal à la tête ? Il était un peu tôt pour aller au lit ?
– Sans doute, mais notre jeune lady était à sa toilette et se préparait pour la soirée. Je dois dire qu’elle portait une robe très décolletée et qu’elle était particulièrement belle et désirable. Le mari avait bu. Il a pris feu ; il m’a jetée dehors et je n’ai rien vu de plus mais ce que j’ai entendu était horrible. Sir Eric est sorti peu après, très rouge, presque violet et il était en train d’arracher son faux col pour ne pas étouffer. Quant à ma petite colombe, elle pleurait, assise sur son lit et presque nue : sa robe était déchirée... peu après, sir Eric est revenu pour s’excuser mais on ne lui a pas ouvert.
Ce qu’Aldo entendait était sans doute la vérité. Ce qu’il avait appris des premières relations d’Anielka avec Ferrals, et surtout ce qui s’était passé le soir du contrat de mariage confirmait que Wanda ne mentait pas. Il imaginait assez bien la scène dont la suite s’était déroulée dans le cabinet de travail, en présence de la duchesse de Danvers : sir Eric se plaignant d’un mal de tête et Anielka, froidement ironique, proposant de lui faire porter un sachet de ce qu’elle prenait elle-même en pareil cas...
– C’est elle qui est allée chercher l’aspirine, ou c’est quelqu’un d’autre ? demanda-t-il.
– Elle a demandé à Ladislas d’aller m’en demander et c’est moi qui le lui ai donné.
– Mais alors, sacrebleu, pourquoi diable a-t-elle été arrêtée ? Qu’est-ce que Sutton a bien pu raconter qui l’accuse ? Le sachet est passé par deux paires de mains et je suppose que lorsqu’on est venu vous le demander vous en avez pris un au hasard dans une boîte ?
– Naturellement, et c’est ce que j’ai dit au monsieur de la police. Seulement Sutton a demandé à parler en confidence à ce monsieur et je n’ai rien entendu de ce qu’il a dit... Tout ce que je sais c’est que ma colombe est en prison.
– Vous faites bien de me le rappeler ! fit Morosini sarcastique. À ce propos, il est temps, je crois, que vous m’expliquiez pourquoi vous êtes si contente que Ladislas coure les grands chemins, laissant votre petite colombe sur la paille humide des cachots.
– Il ne l’y laissera pas, soyez-en certain ! ... Il l’aime trop pour ça !
– Vraiment ? s’écria Morosini que l’air inspiré de Wanda commençait à agacer prodigieusement. Vous ne croyez pas qu’il aurait été plus simple de ne pas prendre la poudre d’escampette, d’assumer ses responsabilités et de protéger Anielka autant qu’il était possible ?
– Non. Car ça aurait eu pour résultat de les faire emprisonner tous les deux. Tant qu’il est dehors, il y a de l’espoir pour ma jeune lady. Je suis sûre qu’il a des amis dans le pays et qu’il est en train de préparer sa libération... ou son évasion pour qu’ils puissent enfin retourner vivre leur amour dans le vieux pays qu’on n’aurait jamais dû quitter.
Morosini renonça. On nageait en pleine science-fiction et, de toute évidence, il n’arriverait pas à tirer cette brave femme de ses rêves bleus. Une chose était certaine : entre la version de la jeune femme et celle de sa fidèle camériste, il existait un fossé beaucoup trop profond et broussailleux pour s’y aventurer.