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– Ce détail, comme vous dites, ne manquait pas d’importance. Vous l’admettrez volontiers quand je vous aurai dit que j’ai surpris lady Ferrals dans ses bras...

– Dans ses bras ? ... Êtes-vous bien sûr de ne pas... dramatiser la situation ?

– Jugez vous-même ! C’était il y a trois semaines environ. Sir Eric dînait ce soir-là chez le Lord-Maire et je m’étais rendu au ballet à Covent Garden. Comme je possède ma propre clef, je suis rentré sans faire de bruit et même sans allumer. Je connais si bien cette maison que cet exercice m’est familier. D’autant que sir Eric détestait que mes rentrées nocturnes ne soient pas discrètes. Je montai donc l’escalier quand j’ai entendu un rire, des chuchotements. Cela venait de chez lady Ferrals et j’ai constaté alors que la porte de son boudoir était entrebâillée. La lumière qui en sortait était faible mais suffisante pour que je puisse voir ce Stanislas sortir sur la pointe des pieds. Au moment où il se glissait hors de la pièce, lady Ferrals l’a suivi jusqu’au seuil et là ils se sont embrassés... passionnément avant qu’il ne la repousse avec douceur pour la faire rentrer... Sutton s’arrêta, prit deux ou trois fortes inspirations puis jeta, laissant percer sa colère :

– J’ajoute qu’elle était à peu près nue. Si toutefois on peut appeler vêtement le chiffon de linon blanc qu’elle portait... Voilà pour ce que j’ai vu ! Je ne vous cache pas qu’ensuite je les ai épiés...

– Et pour ce que vous avez entendu ? émit péniblement Aldo dont la gorge venait de sécher.

– Beaucoup de choses dont je n’ai pas compris un mot parce qu’ils parlaient leur langue natale et que je n’y connais rien. Sauf une fois... Une seule

où je l’ai entendue, elle, lui dire : « Si tu veux que je t’aide, il faut d’abord que je sois libre. Aide-moi, toi, le premier... » C’était quatre jours avant la mort de sir Eric.

– Et c’est ce que vous avez raconté à la police ?

– Naturellement. Qu’elle ait eu l’audace d’introduire son amant dans cette maison, c’était déjà difficile à supporter. Cependant, j’avais choisi de ne pas parler, d’attendre que la vérité saute aux yeux de sir Eric, ce qui ne pouvait manquer d’arriver. Mais quand je l’ai vu mourir, lui, presque à mes pieds, il ne m’était plus possible de me taire. J’aurais voulu la tuer de mes propres mains !

Il y eut un silence. Morosini ne savait plus trop que penser. Cette version se rapprochait de celle de Wanda, trop dévouée à Anielka pour qu’on pût la suspecter vraiment. D’autre part, elle était tellement éloignée de celle de la jeune femme ! ... De sa propre expérience, il savait qu’Anielka pouvait manier le mensonge avec un certain talent mais, à ce point-là, c’était difficile à admettre. Il décida alors de pousser Sutton dans ses retranchements.

– Pour éprouver tant de... colère il faut que vous ayez beaucoup aimé sir Eric... ou alors que votre haine envers sa femme – car vous la haïssez, n’est-ce pas ? – vienne du fait que vous étiez amoureux d’elle et qu’elle vous aurait repoussé.

Le jeune homme eut un petit rire tandis qu’un éclair traversait ses yeux sombres profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière :

– Aimée ? Non : elle ne m’inspirait aucune tendresse, mais désirée oui ! fit-il avec une rudesse toute britannique. J’avoue que j’avais envie d’elle et que j’en ai encore envie. Mon seul espoir est que ce désir mourra avec elle !

Il n’y avait rien à ajouter. Morosini venait d’apprendre tout ce qu’il souhaitait et même au-delà. Il se leva.

– Je vous remercie, dit-il, de m’avoir parlé avec cette franchise. Je ne suis peut-être pas aussi convaincu de la culpabilité de lady Ferrals que vous l’êtes. Quant à vous, je crois comprendre mieux vos motivations bien que la jalousie m’en paraisse le moteur principal...

Le mot fit réagir John Sutton qui semblait perdu dans une sombre rêverie. Il tressaillit, darda sur son visiteur un regard scintillant de larmes.

– La jalousie ? Oh, j’en conviens mais pas celle que vous imaginez. Je n’étais pas jaloux d’elle parce qu’elle me refusait son corps qu’elle galvaudait avec un larbin, mais pour une tout autre raison que je ne suis pas disposé à vous confier. Je vous donne le bonsoir, prince Morosini !

– Moi aussi. J’aimerais pouvoir vous souhaiter du même coup la paix de l’âme, bien que vous ne sembliez pas engagé sur le bon chemin pour y atteindre...

En dépit de la petite pluie fine qui semblait décidée à ne pas lâcher prise de sitôt, Aldo choisit de rentrer à pied. Il avait besoin de mettre un peu d’ordre dans ses idées et la marche lui était toujours apparue comme favorable à cet exercice. En outre la distance n’avait rien d’effrayant. Les mains au fond de ses poches, il partit d’un pas rapide à travers la lumière incertaine – la nuit tombait – d’où surgissait parfois la forme pyramidale d’un policeman casqué enveloppé de sa pèlerine. Quelques passants aussi, bien que, dans ce quartier aristocratique, on se déplaçât surtout en voiture.

Son entrevue avec Sutton lui laissait un goût amer. Ce qu’il venait d’entendre au cours de cette journée le laissait indécis, découragé, avec l’impression qu’un filet tissé de mensonges et de demi-vérités venait de s’abattre sur lui pour paralyser ses mouvements. Les images trop précises évoquées par le secrétaire le bouleversaient d’autant plus qu’il ne niait pas avoir tenté sa chance auprès d’Anielka. Quelle femme était-elle au juste ? Qui, de Ladislas ou d’elle, manœuvrait l’autre ? Et lui, Morosini, quel crédit pouvait-il accorder aux sentiments qu’elle affirmait lui porter ? Qu’attendait-elle de lui et jusqu’à quel point essayait-elle de le manipuler ? Toutes ces questions se bousculaient dans sa tête d’autant plus irritantes qu’il était impossible d’y apporter une seule réponse... Et dire que, tout à l’heure, en sortant de Brixton Jail, il était tellement heureux, tellement décidé à rompre des lances pour les yeux dorés de sa belle, à tout tenter pour lui venir en aide ! À présent, il hésitait sur la conduite à tenir.

Il lui revint à l’esprit une phrase de Chateaubriand que son précepteur, Guy Buteau, lui avait serinée durant son adolescence lorsqu’il restait indécis sur ce qu’il voulait faire : « Avancez si toutefois vous n’avez pas peur et n’aimez mieux fermer les yeux ! ... »

Fermer les yeux ? Il en était d’autant moins question qu’il se sentait presque aveugle. Alors avancer ? Mais dans quelle direction ?

Soudain la douleur l’envahit, presque physique tant elle était aiguë : celle que ressent tout homme atteint par le doute d’avoir donné son amour à une femme indigne. Il eut mal au point qu’il aurait pu crier et qu’il lui fallut s’arrêter, s’appuyer à un réverbère. Jamais il n’avait éprouvé ce sentiment de désespoir et d’impuissance ! Même au moment de ses adieux à Dianora, quelques années plus tôt. D’un geste brusque il arracha son chapeau et, les yeux clos laissa la pluie froide tremper sa tête. Les larmes qu’il ne pouvait retenir s’en trouvèrent noyées.

Une voix de femme lui fit ouvrir les yeux.

– Puis-je vous aider, monsieur ? Vous semblez souffrant...

L’inconnue était jeune, pas vilaine, et abritait sous un vaste parapluie un visage clair surmonté d’une toque en velours. Morosini réussit à lui sourire :

– Merci, madame ! Cela va passer ! ... Une vieille blessure de guerre qui se rappelle parfois à mon souvenir.

Ni l’un ni l’autre n’eurent le temps d’en dire plus : sortant d’une limousine vert foncé qui venait de s’arrêter, un chauffeur en livrée noire s’était approché et prenait Morosini par le bras avec tant d’autorité que celui-ci, saisi à froid et dans un état de moindre résistance, ne trouva rien à objecter.