– Monsieur le prince ne devrait pas sortir par un temps pareil ! Je l’ai déjà dit à monsieur le prince mais il ne m’écoute pas. Heureusement que je l’ai aperçu... dit ce serviteur dont le type mongol parut soudain familier à Morosini. Il l’entraînait vers la voiture. Aldo eut à peine le temps de jeter un dernier remerciement à la charitable Londonienne avant de se retrouver saisi par une main venue de nulle part, assis sur des coussins de velours au fond d’une puissante automobile et au côté d’un homme dont le visage disparaissait en partie sous le bord roulé d’un élégant chapeau, une paire de lunettes teintées et le col relevé d’une pelisse doublée d’astrakan ; mais ce qui attira d’abord le regard d’Aldo fut une canne d’ébène à pommeau d’or avec laquelle jouait une main gantée. Il fut si surpris qu’il en oublia provisoirement ses tourments :
– Vous ici ? souffla-t-il. C’est inattendu !
– En effet. Sachez que je ne suis venu que pour vous, et que nous vous suivons depuis que vous avez quitté votre hôtel.
– Mais... pourquoi ?
– Parce qu’en apprenant la mort de Ferrals j’ai craint ce qui arrive : l’amour que vous portez à la fille de Solmanski a commencé de vous détruire et mènera cette tâche à bonne fin si l’on ne vous aide pas.
– N’exagérez-vous pas un peu ? protesta Morosini. Moi, détruit ?
– Pas encore, mais ça va venir. Songez qu’en bien peu d’heures vous êtes passé du bonheur à la souffrance et au doute. Car vous souffrez. C’est écrit en toutes lettres sur votre visage.
Morosini haussa les épaules et fit toute une histoire de s’éponger la tête avec son mouchoir.
– Ce sont des choses qui arrivent ! soupira-t-il. Pour l’instant, j’ai bien peur de devenir idiot. Je ne sais plus qui croire ni que penser.
– Et si vous pensiez à autre chose ?
La voix profonde aux sonorités de violoncelle de Simon Aronov n’était que douceur, pourtant Aldo ressentit un reproche voilé qui le fit rougir.
– Vous me laissez entendre que je ne suis pas venu ici pour m’occuper des affaires de lady Ferrals et je ne peux pas vous donner tort, mais il y a du nouveau. Vous devez le savoir... et admettre que la mort de Harrison a changé bien des choses. Dans la situation où nous nous trouvons, Vidal-Pellicorne et moi, il m’a semblé qu’Adalbert suffisait pour tenter d’en savoir plus et que je pouvais me consacrer à celle...
– Qui vous a ensorcelé et pour qui, déjà, vous avez risqué votre vie. Vous êtes prêt à recommencer et je ne peux pas vous en blâmer : c’est une réaction humaine. En outre elle vous ressemble. Moi je vous demande de ne pas vous en mêler davantage... au moins pendant quelque temps. C’est trop dangereux !
– Dangereux ? Allons donc. J’ai agi jusqu’ici en accord avec le superintendant Warren à qui, d’ailleurs, je dois rendre compte de ce que j’ai pu apprendre. Où est le péril ?
– Au Claridge ! Solmanski vient de rentrer d’Amérique.
– Je le sais : je l’ai vu arriver hier chez son gendre et en ressortir furieux...
– Admettez qu’il y a de quoi : il revenait tranquillement afin d’assister à la vente du diamant, ravi sans doute d’avoir appris la mort de son gendre, ce qui allait lui permettre de récupérer à la fois le saphir, ou ce qu’il croit être l’original, et une belle fortune. Or c’est sa fille que l’on arrête et, quant à la Rose d’York, elle a disparu. Cet homme-là déteste les contrariétés !
– Je n’en doute pas, mais cela ne me dit pas en quoi je courrais un péril quelconque en essayant de découvrir le véritable meurtrier.
– Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à Venise : dès l’instant où Solmanski vous retrouvera sur son chemin vous ne serez plus en sûreté. Comprenez donc que sa fille est son meilleur instrument et qu’il ne permettra à personne de s’interposer entre elle et lui !
– Je veux seulement m’interposer entre elle et la pendaison. Ne savez-vous pas qu’elle est perdue si l’on ne vient pas à son aide, qu’elle doit faire face à un accusateur acharné à sa perte et dont aucun avocat ne réussira à faire changer la déposition d’une virgule !
– Nous sommes d’accord mais... si vous laissiez Scotland Yard faire son métier ? Ils sont habiles ces gens-là et capables de mettre la main au collet du Polonais envolé. Ajoutez-y que Solmanski ne permettra jamais que l’on exécute, ni même que l’on condamne cette belle enfant. N’allez pas vous fourrer au milieu de tout ça. D’ailleurs ne m’avez-vous pas dit, il y a un instant, que vous ne saviez plus qui croire ?
– C’est vrai, je l’ai dit, mais vous ne pouvez pas comprendre !
– Alors expliquez-moi ! soupira Simon Aronov. En ce qui me concerne je ne suis pas pressé et Wong peut faire encore deux ou trois fois le tour de Hyde Park ! Vous avez vu trois personnes aujourd’hui. Peut-être pourrais-je vous aider à y voir plus clair si vous consentiez à me confier ce qu’elles vous ont raconté.
– Après tout... pourquoi pas ?
Aldo savait raconter sans se noyer dans les détails. Il réussit à relater ses trois entretiens sans se laisser envahir à nouveau par l’angoisse de tout à l’heure.
– Eh bien, dit-il enfin, qu’en pensez-vous ? Quelle version est la bonne ? Qui dit la vérité ?
– Personne et tout le monde. Chacun s’accroche à « sa » vérité et la déguise selon son tempérament. Le secrétaire se complaît dans son rôle de vengeur au point de ne pas nier sa frustration sexuelle, mais il est difficile de croire qu’un simple patron puisse inspirer un sentiment justifiant un tel acharnement ; la fidèle servante vit dans la nostalgie des amours adolescentes de sa jeune maîtresse. Quant à lady Ferrals, votre visite inattendue a dû lui faire l’effet de l’apparition miraculeuse du Chevalier au Cygne. Elle a compris que vous l’aimiez toujours, et sans doute son récit s’en est-il ressenti. Peut-être même de façon inconsciente : elle est encore très jeune.
– Vous ne voulez pas croire qu’elle m’aime ?
– Si. Pourquoi pas ? Je suppose qu’elle vous aime... aussi ! Mais ne vous cramponnez pas à cette seule idée ! Vous y perdriez votre âme... et peut-être la vie. Croyez-moi ! Achevez ce que vous avez commencé en rendant compte au superintendant de votre visite à la prison puis retirez-vous de cette affaire-là ! Au moins pour un temps. C’est la piste du diamant qu’il faut suivre tant qu’elle est encore chaude !
– La piste ? Mais nous n’en avons aucune puisque la pierre pour laquelle on a tué est fausse !
– C’est peut-être en cherchant la fausse que vous avez le plus de chances de trouver la vraie. Que fait Adalbert en ce moment ?
– Il passe son temps en compagnie d’un petit journaliste miteux qui a eu la chance de voir sortir les assassins. Des Chinois à ce qu’il paraît, ajouta Aldo avec un coup d’œil vers le chauffeur.
– Tous les Asiatiques ne sont pas chinois, mais votre journaliste ne fait sans doute pas la différence : ainsi Wong vient du pays du Matin calme. C’est un Coréen. Cela dit, je pense qu’Adalbert a raison de s’attacher aux moindres informations.
– Et je ferais mieux d’en faire autant, fit Morosini en retrouvant pour la première fois un vague sourire. Mais, après tout, pourquoi croyez-vous qu’en recherchant la fausse pierre on tomberait sur la vraie ? Il n’y a aucune raison pour ça : on a tué Harrison pour s’approprier ce que l’on croyait être le joyau du Téméraire, un point c’est tout.
– À moins que, la campagne de lettres anonymes n’ayant rien donné, celui que nous recherchons n’ait trouvé ce moyen simple et pratique de retirer de la circulation un objet irritant sans se démasquer.
– Auquel cas, il l’aura détruit et nous ne retrouverons rien !