De rares ombres passaient, furtives, à petits pas rapides, emballées dans de longs habits informes qui avaient l’air de prolonger le sol détrempé, cour-liant le dos dans le brouillard qui les avalait vite.
Par instants, la lueur diffuse d’un quinquet faisait luire une face jaune et il fut vite évident que l’unique centre d’activité de la rue nocturne était la taverne aux fenêtres éclairées mais tellement sales que la lumière intérieure les perçait à peine. Des silhouettes d’hommes ou de femmes – comment faire la différence dans cette obscurité ? – entraient ou sortaient. Mais il était tard déjà et elles se raréfiaient.
Le taxi dûment abrité et tous feux éteints, deux de ses occupants – Aldo et Bertram – en descendirent. Adalbert ayant accepté momentanément de tenir compagnie au craintif conducteur. Ils se dirigèrent vers la porte basse au-dessus de laquelle une lanterne rougeâtre grinçait en se balançant. À présent il n’y avait plus personne dans la rue.
Avant d’entrer, Morosini alla jeter un coup d’œil à travers celui des carreaux qui lui semblait le moins crasseux. À sa grande surprise, il constata que la salle basse, meublée d’un comptoir, de quelques tables en bois, et éclairée par des lampes à pétrole, était à peu près vide. Deux hommes étaient attablés dans un coin avec entre eux une théière et des bols. Derrière le comptoir un autre Chinois somnolait, les mains au fond de ses manches de cotonnade bleue.
Faisant un pas de côté, il fit signe à Bertram Cootes de regarder à son tour puis chuchota :
– Nous avons vu entrer au moins six personnes. Où sont-elles passées ?
– Il doit y avoir une autre salle. Derrière le rideau qu’on voit au fond, ou alors à la cave... Une fumerie peut-être, ou une salle de jeu. À moins que ce ne soit les deux !
– C’est ce que je pensais. Autrement rien ne s’expliquerait : il est à peu près aussi excitant qu’une salle d’attente de gare, votre Chrysanthème rouge...
– En tout cas une chose est certaine : les deux buveurs de thé ne sont pas les frères Wu ! Que fait-on à présent ?
– Rien ! On attend ! ... Vous êtes certain qu’il n’y a pas une autre issue ?
– Comment voulez-vous que je le sache ? Ce n’est pas mon lieu de promenade préféré... Et si vous voulez attendre, on ferait peut-être mieux de s’écarter : quelqu’un peut venir et nous voir épier.
– Retournez à la voiture, fit Morosini agacé. Je vais voir s’il est possible de faire le tour de cette baraque.
Sans attendre la réponse, il s’enfonça un peu plus dans la rue, scrutant l’ombre dans l’espoir de découvrir un passage et, soudain, retint une exclamation satisfaite : à quelques mètres de la porte, un étroit boyau filait vers le fleuve qu’un vague reflet signalait. Il faisait noir dans cette espèce de crevasse mais ses yeux s’accoutumaient vite à l’obscurité. Marchant avec précaution et tâtant l’un des murs d’une main, il se dirigea vers le reflet.
Tout était silence. On n’entendait que le léger clapotis de l’eau et le sourd et lointain grondement de Londres. Bientôt l’explorateur fut au bout du chemin. Ce fut pour s’apercevoir qu’une barrière branlante le fermait. Il la secoua, constata qu’elle était ouverte et se trouva sur un quai large d’environ un mètre où aboutissait un escalier de pierre descendant à la Tamise. Il voyait nettement plus clair à présent et n’hésita pas à s’aventurer sur les marches glissantes.
Son intention était de descendre aussi bas que possible afin d’obtenir une vue d’ensemble de la maison côté rivière. À mi-chemin environ il s’arrêta, se retourna et vit que les deux étages étaient presque aveugles, à l’exception d’une fenêtre carrée où adhéraient encore des morceaux de vitres et, à la hauteur du sous-sol, de deux soupiraux assez larges, fermés par des grilles et disposés de part et d’autre d’une sorte de petit tunnel rond dans lequel l’eau devait pénétrer aux fortes marées. Dans l’état actuel du fleuve, le flot s’en tenait à un bon pied. L’impression générale était lugubre, surtout dans la nuit ; l’aspect plutôt anodin de la taverne côté face disparaissait, laissant place à la vague évocation d’une forteresse assez sinistre.
– J’aimerais bien faire un tour là-dedans ! pensa Aldo. Quelque chose me dit que ça pourrait être instructif, mais comment ?
L’idée lui vint que le trou rond offrait le seul moyen de pénétrer dans les entrailles du Chrysanthème rouge. Encore fallait-il se procurer une embarcation...
Il allait remonter afin d’étudier la question quand soudain un bruit de voix étouffé lui arriva par le plus proche soupirail. Des gens parlaient tous à la fois comme si, après un moment d’attente, ceux qui étaient là commentaient ce qui venait de se passer, les uns avec satisfaction les autres sur un ton déçu. Du coup, Morosini acquit la certitude qu’il y avait là un tripot clandestin. Restait à savoir s’il était réservé aux Jaunes ou s’il était possible de s’y faire admettre.
Tandis que, songeur, il rebroussait chemin, le bruit d’un moteur se fit entendre, lui causant une soudaine inquiétude : le chauffeur de leur taxi aurait-il décidé de repartir en les abandonnant à leur sort ? Avec un pareil froussard on pouvait s’attendre à tout mais il n’en était rien. En tournant le coin du boyau, il se heurta à Adalbert lancé à sa recherche et qui l’entraîna vers leur voiture sans dire autre chose que : « Viens par ici ! » Ce fut une fois dans l’impasse que les explications arrivèrent :
– Il y a du nouveau, souffla l’archéologue. Tu n’as pas entendu un bruit de voiture ?
– Si, mais...
– Il y en a une au bout de la rue, garée elle aussi dans un coin tous feux éteints. Elle a amené une femme qui est entrée dans la taverne...
– Et alors ? Ce n’est pas la première.
– Avec cette allure, si ! Je n’ai vu qu’un manteau de fourrure noire porté sur des jambes fines et une tête enveloppée d’une voilette épaisse, mais je jurerais qu’elle est jeune et peut-être jolie...
– Qu’est-ce que ce genre de créature pourrait venir faire ici ?
– C’est bien ce que j’aimerais savoir. Je flaire là une odeur de mystère qui m’émoustille et je te propose d’attendre qu’elle ressorte.
– À condition qu’elle ne reste pas trop longtemps ! J’ai trouvé un moyen d’entrer dans la maison par le fleuve mais il faudrait une barque... Si les frères Wu sont quelque part, c’est sûrement là. Je parierais qu’il y a une salle de jeu.
– On n’aura pas le temps de faire tout ça cette nuit et puis si tu veux mon sentiment, j’aimerais autant qu’on se trouve un chauffeur de taxi qui n’ait pas le foie blanc ! C’est toujours dangereux, un trouillard, et dans l’état actuel des choses on en a deux !