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– Oui mais ton Bertram on en a besoin. Il sait à quoi ressemblent les frères Wu. Pas nous.

Adossés au capot de la voiture qui leur apportait un peu de chaleur, les deux hommes laissèrent le temps couler. Nerveux, Aldo allumait une cigarette à la précédente sans parvenir à calmer son impatience et même un début d’irritation. Que faisaient-ils dans cette ruelle sordide à guetter une inconnue alors qu’il y avait certainement mieux à faire ? Il se consolait en pensant que, la partie terminée, les joueurs quitteraient le Chrysanthème et que leur gibier se trouverait peut-être parmi eux. Auquel cas, il n’y aurait plus qu’à les suivre. En attendant, il commençait à se sentir les jambes raides. A l’intérieur du taxi, Bertram et le chauffeur se tenaient cois. Endormis peut-être ?

– La voilà ! souffla soudain Vidal-Pellicorne.

La porte de la taverne venait en effet de s’entrouvrir pour livrer passage à une silhouette féminine : celle décrite auparavant par l’archéologue. Une bonne description, d’ailleurs ! Il s’agissait d’une femme jeune appartenant à la haute société. Cela se voyait à son allure. On se disposa à la suivre de loin en évitant le bruit autant que possible.

S’éloignant de la faible lumière dispensée par la lanterne rouge, l’inconnue marchait lentement, avec de grandes précautions pour éviter à ses hauts talons de lui tordre les chevilles dans les ornières et autres pavés déchaussés de la rue. Et, soudain, elle s’abattit en poussant un cri : sorties on ne savait d’où, deux ombres venaient de l’attaquer.

Un même élan précipita Aldo et Adalbert à son secours : quelques secondes et ils tombaient avec ensemble sur les agresseurs qu’ils arrachèrent à leur victime. Surpris par ce secours inattendu et peu désireux d’entamer un combat de boxe en règle avec ces redresseurs de torts inopinés – le poing de Morosini était entré un peu rudement en contact avec une mâchoire qui devait en souffrir -, ils leur glissèrent entre les mains et partirent à fond de train sans demander leur reste. L’espace d’un instant et ils avaient complètement disparu. Agenouillé auprès de la femme qui gisait inerte sur le sol, évanouie sans doute, Aldo essayait de dégager le voile qui enveloppait sa tête, n’osant pas trop tirer sur le tissu enroulé autour d’un cou qu’il sentait fragile.

– Bon sang, gronda-t-il. On n’y voit rien dans ce trou. Tu n’aurais pas ta lampe, Adal ?

Celui-ci, qui s’était lancé un instant à la poursuite des malandrins, revenait. Il s’accroupit auprès de son ami et dirigea le mince faisceau de son inséparable lampe de poche sur la tête inanimée.

– La voiture qui l’a amenée est toujours là, dit-il. C’est encore un taxi et son conducteur doit être à peu près aussi brave que le nôtre ! ... Dis donc, on dirait que j’avais raison sur toute la ligne : c’est une jeune et bien jolie femme !

Il n’y eut pas d’écho. Morosini était enfin parvenu à ôter le voile noir et considérait avec stupeur le ravissant visage aux yeux clos de Mary Saint Albans.

– Qu’est-ce qu’elle fait là ? articula-t-il enfin.

– Tu la connais ?

– Oh oui ! C’est la nouvelle comtesse de Killrenan. Aide-moi à la soulever, on va la porter à sa voiture.

– Pourquoi pas à la nôtre ?

– Parce que nous saurons où son taxi l’a prise et

si c’est la première fois qu’il l’amène ici. Et puis, je ne te cache pas que je ne tiens guère à partager notre trouvaille avec Bertram. N’oublions pas que ce preux est journaliste et qu’une pairesse du royaume trouvée en pleine nuit à Limehouse pourrait donner des ailes à son imagination...

– Je ne te cache pas que la mienne est en train de s’envoler ! ... Là, tu y es ?

Ils soulevèrent la jeune femme inconsciente qui, par chance, n’était pas tombée dans une flaque de boue, puis Aldo la porta jusqu’au taxi :

– Au fait, dit Vidal-Pellicorne, tu connais son adresse ?

– Non, mais j’espère bien qu’elle va me l’indiquer une fois ranimée. Ça m’étonnerait que son chauffeur la sache. Dans ce genre d’aventure on a plutôt tendance à la discrétion.

– Tu ne veux pas que j’aille avec toi ?

– Non. Rejoins les autres et repartez ! On n’en saura pas davantage pour ce soir et, seul avec elle, j’arriverai peut-être à en tirer quelque chose.

Mary Saint Albans était plus lourde qu’il n’y paraissait. Aldo avait plutôt chaud quand il atteignit la voiture, dont le conducteur se hâta de descendre pour l’aider à étendre la jeune femme sur les coussins.

– Il lui est arrivé quelque chose ? s’inquiéta-t-il. Je n’ai rien entendu.

– Un accident bête ! Elle a dû se tordre le pied dans ce chemin impossible et ça lui a porté au cœur, comme on dit chez nous. C’est la première fois que vous l’amenez ici ?

– Ben oui ! Même que je n’étais pas très content de conduire une dame dans ce quartier, mais elle m’a bien payé, alors...

– Où l’avez-vous chargée ?

– A Piccadilly Circus. Remarquez, j’ai déjà conduit du beau monde dans Chinatown, mais c’est toujours des hommes en quête de plaisirs exotiques et, tenez...

Aldo, occupé à administrer de petites claques sur les joues de Mary, préféra couper court au flot verbal qui s’annonçait.

– Vous n’auriez pas quelque chose d’un peu fort à lui faire boire ? demanda-t-il.

– ... je me suis trouvé... Oh si ! Du bon gin ! J’en ai toujours pour les nuits de mauvais temps...

– Merci ! A présent repartons, que je puisse allumer le plafonnier sans provoquer un attroupement !

En effet, deux silhouettes s’approchaient furtivement. Des curieux attirés par cette voiture arrêtée, ou peut-être même pire. Sautant sur son siège, le chauffeur mit en marche, alluma ses phares qui éclaboussèrent de lumière deux hommes de mauvaise mine dont l’un tenait un couteau. La voiture démarra en trombe, prit un superbe virage en dérapage contrôlé et fonça vers Limehouse Causeway tandis qu’à l’intérieur, son passager rétablissait un équilibre compromis par la brutalité de l’action. Hautement édifié par les réflexes d’un tel maître du volant, celui-ci se promit de lui demander ses coordonnées pour les autres expéditions qu’il prévoyait.

Un peu inquiet devant cet évanouissement prolongé, Aldo alluma la petite lampe intérieure et entreprit de faire boire Mary dont les joues s’obstinaient à rester blanches. Si ça ne s’arrangeait pas, il faudrait peut-être la conduire dans un hôpital, éventualité qui ne lui souriait guère mais, grâce à Dieu, le remède s’avéra miraculeux : la jeune femme tressaillit, s’étrangla et se mit à tousser tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes. Aldo la redressa pour lui taper dans le dos et son visage se retrouva presque au niveau de celui de Mary qui, revenue à une claire conscience, le considérait avec un ahurissement mêlé de colère qu’elle mit plusieurs secondes à exprimer :

– Comment... comment êtes-vous ici ? Et que... faites-vous près de moi ?

– Si c’est votre façon de dire merci, elle est étrange ! Je vous ai sauvée des griffes de deux malandrins et j’ai cru un instant que vous étiez gravement blessée... Je suis heureux de voir qu’il n’en est rien.

– En effet, j’ai seulement très mal à la tête... Oh, seigneur, ces brutes m’ont assommée ! ... Donnez-moi encore un peu de gin !

Tandis qu’elle buvait avec précaution, il se risqua à lui demander ce qu’elle venait faire dans un endroit pareil.

– Il aurait pu vous arriver pire... Qu’est-ce qu’une femme de votre rang peut chercher dans ce misérable quartier chinois ?