– Ça ne vous regarde pas ! déclara-t-elle sans chercher à s’encombrer de politesse superflue, mais Morosini n’eut pas le temps de lui en faire le reproche car elle s’était mise à chercher fébrilement autour d’elle et, soudain, poussa un cri :
– Mon sac ! ... Où est mon sac ?
– Ma foi, je n’en sais rien, mais il est probable qu’on vous l’a volé.
Sans l’écouter, elle se précipita sur la vitre de séparation qu’elle ouvrit pour ordonner au chauffeur de retourner d’où l’on venait. Cette fois, Aldo s’interposa :
– C’est idiot ! Qu’espérez-vous retrouver là-bas ? A moins que vous n’ayez des ennemis personnels, ce sac est certainement l’unique raison de l’attaque dont vous avez été victime.
– Je veux en avoir le cœur net ! Mais vous n’êtes pas obligé de m’accompagner. Vous pouvez descendre si vous voulez !
– Pas question ! grogna son compagnon. J’ai entrepris de vous sauver, j’irai jusqu’au bout ! Retournez, chauffeur, puisque madame y tient !
Naturellement on fit chou blanc et, au bout d’interminables recherches, lady Mary se jeta dans le taxi en sanglotant si désespérément que le bon cœur d’Aldo s’émut : il essaya de la consoler.
– Ne vous désolez pas ainsi ! Qu’y avait-il de si précieux dans ce sac ? ... Voulez-vous que nous allions à la police ? J’ai peur que cela ne serve pas à grand-chose...
Il eut l’impression d’avoir administré un révulsif. Mary cessa aussitôt de pleurer et se redressa en faisant entendre un petit rire nerveux.
– La police ? Que voulez-vous qu’elle y fasse, la police ? Je me suis fait détrousser par des voleurs, voilà tout ! J’avais... j’avais gagné ce soir... au fan-tan !
– C’est pour jouer que vous venez ici ? souffla Aldo sans chercher à cacher sa surprise. C’est de la folie !
Elle braqua sur lui l’orage de ses yeux gris traversés d’éclairs.
– Peut-être suis-je folle, en effet, mais j’aime jouer et surtout j’aime ce jeu, le fan-tan ! Voyez-vous, j’ai passé la plus grande partie de mon adolescence à Hong-Kong où mon père était en poste. C’est là que j’ai appris.
– Je croyais que les bijoux étaient votre seule passion. Ça ne va pas ensemble, la collection et le jeu, parce que l’un arrive toujours à mettre l’autre en danger.
– Mais il ne s’agit pas d’une passion ! Simplement d’un... plaisir. Je ne viens pas ici tous les soirs ! En fait c’est la troisième fois.
– Si vous voulez mon avis, c’est encore trop. Votre mari est au courant ?
– Non, bien sûr. Il s’occupe assez peu de ma façon de vivre mais je ne tiens pas à ce qu’il le sache : il y verrait une atteinte à sa respectabilité, ce qui lui serait insupportable. Surtout maintenant !
– Je m’en doute. Mais comment avez-vous découvert ce tripot ? Tout de même pas par hasard ?
– Non. Gela s’est fait avec une bande d’amis à la fin d’une soirée assez gaie. L’un d’eux connaissait le Chrysanthème et nous a emmenés. Les clients appartenant à la gentry sont moins rares que vous le pensez parce qu’il y coule beaucoup d’argent, mais ce soir il n’y avait que moi.
– Et vous avez gagné... peut-être une somme ? ... Il s’interrompit. Le chauffeur venait de tirer la vitre pour demander où l’on allait en définitive. Lady Mary ne laissa pas à Morosini le temps de répondre. Elle indiqua Piccadilly Circus.
– C’est là que vous habitez ? fit Aldo mi-figue mi-raisin.
– Ne soyez pas stupide ! fit-elle en haussant les épaules. Je ne tiens pas à ce que l’on sache mon adresse.
Aldo n’insista pas. Le reste du trajet se passa dans un profond silence.
Arrivés à destination, Aldo pria son taxi de l’attendre, aida sa compagne à descendre, l’embarqua dans une autre voiture qu’il héla au passage, lui baisa la main, referma la portière et rejoignit son propre véhicule.
– Une autre promenade dans les bas-fonds, sir ? demanda le conducteur une lueur de malice dans l’œil.
– Pas pour le moment ; je rentre au Ritz mais je voudrais savoir comment vous atteindre en vue d’autres expéditions analogues : le chauffeur qui m’a conduit tout à l’heure à Limehouse ne m’a pas paru très courageux.
– C’est facile ! fit l’homme flatté et d’ailleurs encouragé par le billet qui s’agitait au bout des doigts de son client. Téléphonez au White Horse, sur le Strand, et demandez Harry Finch : j’y passe matin, midi et soir. Voilà le numéro... Vous savez, après dix ans dans la Navy, dont la guerre, il n’y a plus grand-chose qui me fasse peur ! Dites-moi seulement votre nom... ou celui qui vous conviendra.
Il était un peu plus de deux heures du matin quand Harry Finch déposa son client. Vidal-Pellicorne n’étant pas encore rentré, Morosini pensa qu’il s’attardait peut-être dans un bistrot quelconque afin de remonter le moral de Bertram, décida de ne pas l’attendre et d’aller se coucher. La journée avait été longue, plutôt rude, et le besoin de repos se faisait sentir. L’aventure qu’il venait de vivre le tracassait plus qu’il ne l’aurait voulu peut-être parce qu’il y avait quelque chose qui sonnait bizarrement dans l’histoire racontée par Mary. Décidément, cette jolie femme lui inspirait plus de méfiance que de sympathie ! Une vague rancune s’y mêlait qui n’eût pas existé si elle était toujours Mary Saint Albans, mais elle portait à présent le nom d’un homme qu’il avait toujours aimé et respecté. Que ce nom se trouve à la merci d’une descente de police dans un tripot louche lui était désagréable. Le vieux lord Killrenan, cet amoureux passionné de la mer et des voyages, s’était toujours laissé attirer par la magie des terres orientales, mais celle-ci n’avait rien de commun avec le penchant de son héritière pour une couleur locale frisant la dépravation.
– Ce pauvre sir Andrew n’aimait pas sa famille, déclara-t-il à sa brosse à dents. Qu’est-ce que cela aurait été s’il avait su à quoi s’en tenir ! Il doit se retourner dans sa tombe...
Une fois couché, il découvrit que la fatigue n’apportait pas toujours le sommeil. Trop d’émotions contradictoires s’étaient agitées dans sa tête pour qu’il soit possible de les balayer et, lorsqu’il réussit enfin à s’endormir, ce fut pour tomber dans un cauchemar où Anielka, lady Mary, Aronov, les Chinois et un étudiant polonais se livraient à une sarabande épuisante. Aussi accueillit-il le jour et la table roulante du breakfast avec un vif soulagement et une soudaine détermination. Le Boiteux avait raison ! A s’occuper de trop de gens à la fois, on y perd le sens commun. Ce qu’il fallait, c’était écarter provisoirement Anielka et Mary afin de se consacrer au Diamant et, à ce propos, quelque chose lui disait qu’une expédition fluviale au Chrysanthème rouge serait peut-être plus payante que de fastidieuses recherches d’archives. Tout à l’heure, avec Adalbert, ils mettraient au point leur plan de bataille et songeraient à se procurer une embarcation... Et puis pourquoi ne pas aller visiter dans Pennyfields la boutique de prêt sur gages et de brocante appartenant à ce Yuan Chang qu’on lui avait dépeint comme si puissant et si dangereux ? Après tout, l’usure mise à part, c’était en quelque sorte un confrère et il pouvait être intéressant de bavarder avec lui. Surtout si, comme Aldo ne cessait de l’imaginer, la Rose d’York y avait abouti : il fallait bien que quelqu’un eût envoyé les tueurs !
Consulté, Adalbert ne montra aucun enthousiasme pour cette nouvelle expédition en terre chinoise. Il était possible que Yuan Chang possédât la pierre mais si c’était le cas, il n’allait pas confier cela à un parfait inconnu.
– Et puis, de toute façon, la pierre est fausse et s’il l’a fait voler pour quelqu’un, hypothèse la plus vraisemblable, il n’a rien à gagner à l’aventure. Surtout si ce quelqu’un s’aperçoit qu’il s’agit d’un magnifique bouchon de carafe ! Je préfère aller nager dans la poussière de Somerset House afin de voir si le testament de Nell Gwyn ne s’y trouverait pas.