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– Ne dites pas de sottises, Clementine, fit lady Airlie. Un morceau de glace n’a jamais tué personne et c’est de la strychnine que l’on a trouvée dans le verre.

– De quelle machine parlez-vous, madame la duchesse ? demanda Morosini intrigué.

– De sa petite armoire à rafraîchir et à faire de la glace. C’est tout nouveau, même aux États-Unis, et celle d’Eric est sans doute la seule qui existe en Angleterre. Il en était très fier et prétendait que sa glace à lui était meilleure que n’importe quelle autre et que le whisky en prenait un goût particulier mais, outre que nous autres Anglais n’aimons guère boire très froid, je considérais cet outil comme un jouet un peu enfantin. Eric avait des goûts tellement bizarres !

– Vous en avez parlé à la police ?

– Mon Dieu non ! Personne d’ailleurs n’y a songé : Eric n’autorisait personne à manipuler cet objet dont il gardait la clef et il mettait lui-même la glace dans le verre que lui présentait le valet avant d’y verser l’alcool. Après, sous le choc, nous avons oublié ce détail mais par la suite, je me suis posé des questions : cette glace fabriquée artificiellement est peut-être nocive.

– Pas à ce point-là, dit lady Winfield, et vous avez eu raison de ne pas raconter ça à la police !

Ces messieurs de Scotland Yard n’ont déjà que trop tendance à prendre les femmes pour des folles.

La discussion se poursuivit pendant un moment. Aldo, cette fois, n’y participa pas, sans comprendre pourquoi cette histoire le tracassait ; peut-être parce que ni Anielka, ni la duchesse ni le secrétaire n’avait cru bon d’y faire allusion auprès de la police. Pourquoi l’auraient-ils fait d’ailleurs ? N’aimant guère les habitudes anglaises de boire tiède, surtout la bière, sir Eric s’était offert un jouet original, un gadget, et s’en servait lui-même. Ce n’était donc pas bien grave. Restait à savoir si cette machine était fiable et ne présentait pas quelque faiblesse comme il arrive souvent aux inventions quand on les met sur le marché. Après tout, la duchesse, bien qu’elle ne soit pas d’une intelligence transcendante, n’avait peut-être pas tort... Pourtant, la strychnine, c’était beaucoup !

Laissant les dames continuer leur discussion et se lancer dans des paris sur l’éventuel mariage du duc d’York[vi], Morosini présenta une vague excuse que l’on entendit à peine tant l’affaire était chaude et se mit à la recherche d’Adalbert.

Il le trouva debout derrière la chaise de sa partenaire qui n’était autre que lady Ribblesdale, assumant son rôle de « mort » en surveillant son jeu. Il le tira à part.

– Je viens d’apprendre quelque chose qui me tracasse, dit-il.

Et de raconter l’histoire de l’armoire frigorifique.

– Tu ne trouves pas étrange que personne n’en ait parlé après la mort de Ferrals ?

– Pas vraiment ! Qu’il ait préféré fabriquer lui-même sa glace plutôt que se servir des pains que les glacières londoniennes livrent chaque jour dans toutes les grandes maisons n’a rien d’extraordinaire. Il prenait grand soin de sa santé et craignait peut-être que les pains en question ne soient pas assez propres... Je ne vois pas pourquoi ça te tourmente.

– Je ne sais pas. Une impression... Si tu veux tout savoir, j’ai très envie d’aller voir à quoi ressemble ce machin.

– C’est simple : retourne voir Sutton et demande-lui de te le montrer.

– Surtout pas ! Imagine – et ne commence pas à jeter les hauts cris, c’est une simple hypothèse ! – imagine que le poison ait été déposé dans la glace ?

Les sourcils d’Adalbert remontèrent au milieu de son front, disparaissant à moitié sous sa boucle rebelle.

– Au risque de tuer n’importe qui ? Tu rêves ? Imagine que la duchesse, par exemple, ait accepté un glaçon dans son verre ? Peu probable, je veux bien l’admettre, mais tout de même ?

– Et après ? Quelqu’un qui est décidé à tuer n’y regarde pas de si près. Et si je ne veux pas m’adresser au secrétaire c’est pour le cas où j’aurais raison et où il serait l’assassin...

– Cette fois tu dérailles ! Il n’avait aucun motif pour assassiner un homme qu’il aimait et auquel il devait une situation des plus lucratives. Même en admettant que ce soit lui, il aura fait le ménage, changé l’eau par exemple. Ton élucubration ne tiendrait – et encore ! – qu’avec le Polonais comme coupable... Parce que, évidemment, comme il s’est enfui dès que Ferrals s’est écroulé, rien n’aura été nettoyé. Crois-moi, c’est une idée folle... puisque lui seul en possédait la clef.

– Pas tant que ça ! Et j’ai bien l’intention d’y aller voir. Avec ou sans ton aide. Avec ou sans clef ! Mais on reparlera de ça plus tard. Ta partenaire te réclame et elle n’a pas l’air de bonne humeur !

– Nous avons perdu, pardi ! Elle annonce comme une folle et s’étonne après que ça ne marche pas !

– Écoute, si ça ne t’ennuie pas, je vais rentrer. Tu me rejoindras à l’hôtel. Je commence à trouver le temps un peu long et...

Il n’acheva pas sa phrase. Quelque chose se passait autour de la table vers laquelle Adalbert se précipitait. La voix furieuse d’Ava Ribblesdale faisait éclater le silence qui est de règle dans un salon où l’on bridge. De toute évidence, elle contestait sa défaite. Il fut vite probant qu’elle s’en prenait aussi bien à ses adversaires – Moritz Kledermann et un jeune député conservateur – qu’à son partenaire qu’elle accusait de « lui avoir laissé un jeu impossible à défendre » et d’avoir « fait ses annonces en dépit du bon sens ».

– Je refuse de continuer à jouer dans ces conditions ! s’écria-t-elle en se levant. Mes habitudes vont à un jeu audacieux peut-être mais au moins intelligent ! Restons-en là, messieurs !

Aldo qui avait suivi son ami se rendit compte trop tard qu’il était allé au-devant du danger : quittant ses compagnons dans un grand envol de satin blanc et de dentelles noires, lady Ribblesdale accourait vers lui. Elle s’empara de son bras d’un geste péremptoire et, l’obligeant au demi-tour, lui fit rebrousser chemin.

– Je n’aurais pas dû me laisser aller à ma passion pour ce jeu alors que nous avons encore tant de choses à nous dire, soupira-t-elle en lui dédiant un rayonnant sourire. Il faut que vous me pardonniez de vous avoir malmené tout à l’heure et que nous soyons amis. C’est ce que nous allons être, n’est-ce pas ? J’y tiens beaucoup.

Elle parlait soudainement d’un ton de confidence doux et persuasif comme si cette amitié qu’elle réclamait était pour elle d’une importance vitale. Et Morosini comprit alors quel pouvoir de séduction cette femme imprévisible dégageait lorsqu’elle voulait bien s’en donner la peine.

– Comment n’être pas sensible à une si charmante invitation ? Nous n’avons, en effet, aucune raison de n’être pas amis.

– N’est-ce pas ? Et vous me trouverez ce que je désire tant ? Voyez-vous, prince, en vous demandant de faire pour moi un petit miracle – je me doute bien que ce ne doit pas être facile ! – j’obéis à une impulsion profonde, presque vitale ! Bien sûr, je ne manque pas de diamants, ajouta-t-elle en soulevant d’un geste négligent la cascade scintillante qui illuminait son décolleté, mais ce sont des pierres modernes et j’en veux un, au moins un, qui ait une âme... une véritable histoire !

– Je ne suis pas certain que vous ayez raison. Les pierres venues du fond des âges portent souvent en elles le reflet du sang, des larmes, des catastrophes qu’elles ont engendrés et si...