Elle l’arrêta d’un geste de la main.
– Certains pensent que j’ai beaucoup de défauts mais personne ne m’a contesté le courage. Je n’ai peur de rien au monde et surtout pas de cette prétendue malédiction attachée aux joyaux célèbres et qui n’existe que dans l’imagination populaire. Depuis que son beau-père lui a offert le Sancy, ma cousine n’a souffert en rien. Bien au contraire... Alors ?
– Que puis-je vous dire ? Je connais un diamant ancien taillé en table et un peu plus important que celui qui vous empêche de dormir. Il aurait appartenu à la couronne anglaise avant de passer aux mains du cardinal Mazarin. Je dis bien il « aurait », car je n’ai à vous offrir aucune assurance qu’il soit ce que je crois. Si c’est lui, on ne sait ce qu’il est devenu depuis 1792.
– Marie-Antoinette l’aurait-elle porté ?
– Je le crois, oui, mais toujours si...
– Ne répétez pas tout le temps la même chose : où est-il ?
– À Venise, chez une amie.
– Alors je pars demain pour Venise avec vous... Aldo eut un sourire en considérant le visage de sa compagne transfiguré par la passion : ses yeux noirs étincelaient, ses narines frémissaient et elle humecta deux ou trois fois ses lèvres du bout de sa langue.
– C’est impossible, parce que sa propriétaire ne veut le vendre que dans le plus grand secret. Votre présence serait trop révélatrice...
– En ce cas allez le chercher ! Faites-le venir ! Je ne sais pas, moi, mais arrangez-vous pour que je le voie. Au fait : comment s’appelle...rait-il ?
– Le Miroir du Portugal... Écoutez, lady Ava, je vais essayer de le faire apporter ici par mon fondé de pouvoirs, mais je vous demanderai un peu de patience : on ne promène pas une pièce de cette importance à travers l’Europe sans y mettre quelques précautions. Et surtout, je vous demande de n’en point parler... à quiconque sinon aucun marché ne sera possible entre nous. Je ne veux pas que mon émissaire coure le moindre risque. Vous m’avez bien compris ?
Lady Ribblesdale planta son regard droit dans les yeux clairs de Morosini tout en posant sur la sienne une main dont la force le surprit.
– Vous avez ma parole ! Je ferai porter un mot au Ritz vous disant où et comment vous pourrez me joindre. En tout cas et d’avance merci d’essayer de me faire plaisir ! À présent, allons boire quelque chose de fort. Ces émotions m’en font sentir le besoin.
Leur conversation les avait conduits dans un jardin d’hiver qui prolongeait le salon où se tenait la duchesse. Ils le quittèrent en causant de futilités, et c’est seulement quand il les eut vus éloignés que Moritz Kledermann sortit de derrière le bosquet de hautes plantes vertes où il avait trouvé refuge. Il alla s’asseoir dans un fauteuil de rotin habillé de chintz fleuri, prit un cigare dans une poche intérieure de son smoking, l’alluma et, se renversant dans son fauteuil, se mit à fumer avec volupté. Il souriait.
Pendant ce temps, dans la voiture qui les ramenait à l’hôtel, Adalbert et Aldo reprenaient leur conversation là où ils l’avaient laissée.
– Dis-moi un peu, toi qui es franc comme l’or ! Qu’est-ce que tu entendais tout à l’heure quand tu m’as déclaré que tu entrerais chez Ferrals avec ou sans mon aide ?
– Je ne vois pas en quoi ma phrase demanderait une explication. Elle est claire, il me semble, bougonna Morosini. J’ajoute cependant que j’aimerais mieux ton aide. Je ne possède pas, hélas, tes talents de serrurier.
– C’est bien ce à quoi je m’attendais. Tu ne manques pas d’audace, tu sais ? Pourquoi ne t’adresses-tu pas à ton amie Wanda ?
– Ça m’ennuierait de lui causer le moindre tort. Et puis son dévouement échevelé ne m’inspire qu’une confiance limitée. Avec ce genre de femmes on ne sait jamais ce qui peut arriver. Si l’on trouve quelque chose, elle est capable de se jeter à genoux pour clamer ses remerciements au Ciel et elle ameutera la maison. J’ai pensé aussi à Sally, la petite femme de chambre amie de Bertram Cootes, mais ça nous obligerait à le mettre dans la confidence et je n’y tiens pas. Alors, tu vois, il ne reste plus que toi, conclut Aldo avec sérénité.
– C’est du délire, non ? Tu me vois aller fracturer une porte sûrement barricadée, et en plein Grosvenor Square ?
– Comme si tu ignorais que les portes des cuisines sont beaucoup moins bien défendues et qu’elles se trouvent en sous-sol ?
Pour toute réponse, Vidal-Pellicorne marmonna quelque chose d’inintelligible et de peu aimable, et tournant la tête de l’autre côté s’absorba dans la contemplation des rues de Londres plongées à la fois dans la nuit et dans le brouillard. Morosini n’insista pas et fit de même, préférant laisser son idée trotter dans la tête de son ami mais à peu près certain d’avoir partie gagnée : Adal résistait difficilement à l’attrait d’une aventure un peu risquée...
Comme on allait arriver, l’archéologue sortit de sa méditation pour suggérer, dans l’espoir de détourner les idées d’Aldo :
– Je croyais que nous devions aller faire un tour sur la Tamise afin de pénétrer par le fleuve les secrets du Chrysanthème rouge ?
– L’un n’empêche pas l’autre et chaque chose en son temps ! Nous n’allons pas nous jeter sans préparation sur l’hôtel Ferrals : il faut au moins aller reconnaître les alentours. En attendant, on va se procurer un bateau pour demain soir. Tu es satisfait ?
– Ben voyons ! Voilà qu’au lieu d’une nous aurons deux superbes occasions de nous faire harponner par la police ! Le rêve ! J’exulte !
Avant de se coucher, Morosini prit le temps d’écrire une longue lettre à son ancien précepteur mais toujours ami Guy Buteau qui, à Venise, l’aidait à gérer sa maison d’antiquités. Parfait connaisseur en pierres anciennes et d’un dévouement à toute épreuve, Guy était l’homme idéal pour aller traiter discrètement avec la vieille marquise Soranzo et mener ensuite à bonne fin le transport jusqu’en Angleterre du bijou proposé. De plus, il adorait les voyages.
Chapitre 6 Sur le sentier de la guerre..
Débarrassée du brouillard par un vent qui devait venir du pôle, la nuit était glaciale mais d’une inhabituelle pureté, et si quelques écharpes brumeuses traînaient au ras de l’eau elles étaient le fait de l’ambiance humide comme si, par instant, la Tamise se mettait à fumer. Pour une fois, en levant la tête on pouvait voir les étoiles étendre sur Londres leur scintillement, si rare à cette époque de l’année, mais aucun des trois hommes de la barque ne songeait à les contempler. Morosini et Vidal-Pellicorne, attelés aux avirons, ramaient avec l’énergie de gens qui éprouvent le besoin de se réchauffer. Quant à Bertram Cootes, assis à l’avant du bateau, il scrutait les rives noires piquées, de temps à autre, d’un lumignon blafard signalant un réverbère.
La présence du journaliste s’était révélée indispensable. Aller quelque part en taxi est une chose mais se rendre au même endroit par le fleuve et dans l’obscurité en était une autre, bien différente. Surtout pour des étrangers.
– À partir de Tower Bridge et dès que l’on atteint les Docks, les rives se ressemblent toutes. Même si tu as bien repéré la maison, on n’y arrivera jamais sans le secours d’un indigène. Déjà, de jour, ce ne serait pas facile mais aux environs de minuit...
Aldo ayant convenu que c’était la sagesse, on se disposait à téléphoner au quartier général du journaliste quand il s’était présenté de lui-même pour se mettre à la disposition de nouvelles relations aussi généreuses qu’efficaces. La pensée lui était venue que, s’il voulait poursuivre son enquête sur le diamant envolé dans les quartiers mal famés, il valait mieux profiter de la présence providentielle de ces deux hommes qui semblaient n’avoir peur de rien. Aussi était-il venu, l’oreille un peu basse mais dégoulinant de bonne volonté, proposer sa profonde connaissance de la ville en jurant ses grands dieux qu’on ne devait plus jamais « avoir peur de sa peur ».