– Hum ! Pas très clair votre discours, monsieur... Vidal-Pellicorne ? C’est bien ça ?
La prononciation était abominable mais, de toute façon, en français ou en anglais, l’intéressé y était habitué.
– À peu près. C’est déjà une belle performance que vous ayez retenu mon nom.
– Je vous écoute, prince.
Ainsi encouragé, Aldo se lança dans le récit de la conversation entre Yuan Chang et une dame dont il avait été impossible de voir le visage. Quant à sa voix, jeune et agréable, c’était celle d’une personne sûrement cultivée. Mais à cet instant du reportage, Warren l’interrompit.
– Ne finassez pas avec moi ! Je suis certain que vous l’avez reconnue. Ou bien me trompé-je en suggérant qu’il pourrait s’agir de lady Killrenan ?
La surprise fut d’autant plus forte que Morosini n’était pas encore parvenu à donner ce nom qui lui était cher à sa nouvelle propriétaire. Pas plus qu’Adalbert dont les yeux s’étaient arrondis, il ne chercha à le cacher.
– Vous savez ?
– Qu’elle se rend parfois dans Narrow Street ? Naturellement ! Voyez-vous, il est assez courant que des gens de la bonne société fréquentent le tripot de Yuan Chang mais ce sont surtout des hommes. Dès qu’une femme s’y rend seule, nous établissons une certaine surveillance.
– Pas très efficace ! Elle a été attaquée il y a quelques nuits.
– En effet, dit Warren sans se démonter, mais elle a été secourue si vite par deux gentlemen que toute intervention était inutile. À présent, reprenez votre narration sur de nouvelles bases : elle y gagnera en clarté.
– De toute façon, fit Adalbert, il aurait bien fallu en venir là...
Cette fois, la relation fut complète et alla sans autre coupure jusqu’à son terme. Tout en parlant Aldo s’efforçait de lire les impressions sur le visage de son vis-à-vis mais c’était impossible : la figure du superintendant ne bougeait pas plus que si elle avait été taillée dans le granit.
– Bien ! conclut enfin celui-ci avec un soupir. Je ne sais qui je dois remercier le plus de vous ou de la chance, mais il est certain que vous venez d’apporter à l’enquête des éléments essentiels. Maintenant, dites-moi pourquoi vous hésitiez à m’informer de tout cela.
– Par crainte de voir lady Ferrals perdre un défenseur dont elle a grand besoin. Ce qui ne manquerait pas de se produire si les agissements de Mary Saint Albans font sombrer son époux dans le scandale.
– Il y aurait scandale si je m’assurais dès maintenant de la personne de notre entreprenante comtesse, mais je n’en ai pas l’intention et pas davantage le droit.
– Comment ça, pas le droit ? Je viens de vous dire qu’elle est complice d’un meurtre, qu’elle s’apprête peut-être à en commettre un autre et ça ne vous suffit pas ? s’écria Morosini indigné.
– Non, ça ne me suffit pas ! Pour l’instant je ne peux m’appuyer que sur votre parole à tous deux : vous avez entendu une conversation, un point c’est tout. Devant n’importe quel tribunal ce serait insuffisant. D’autant plus que vous êtes étrangers. Or il me faut du solide et ce solide je ne l’obtiendrai qu’en laissant lady Killrenan poursuivre son entreprise. Si elle doit être arrêtée, elle le sera à Exton et la main dans le sac.
– Si elle doit être arrêtée ? s’étrangla Aldo qui n’avait pas apprécié l’allusion au poids des étrangers devant un tribunal britannique. On dirait que vous n’en êtes pas sûr. Vous n’envisageriez pas, par hasard, de l’épargner alors que vous n’avez pas hésité à envoyer lady Ferrals en prison sur une simple dénonciation... anglaise il est vrai ?
La main de Warren s’abattit sur sa table avec
tant d’énergie que les dossiers placés dessus sursautèrent.
– Personne ne m’a jamais dicté mon devoir, monsieur Morosini. Un coupable est un coupable quel que soit son rang, mais jusqu’à ce que je sois sûr de mon fait et de mes arrières, je ne porterai pas la main sur l’épouse d’un pair d’Angleterre et j’agirai avec la prudence qui s’impose quand on approche l’entourage royal. N’oubliez pas que les Saint Albans sont des amis du prince de Galles.
– Ah ! Voilà le grand mot lâché ! Les gens de Buckingham Palace ! Alors écoutez, superintendant Warren ! Nous vous avons tout dit et moi, j’en ai assez de vous servir de cobaye... et de cobaye maltraité. Avec votre permission je vais me coucher ! Débrouillez-vous avec vos Saint Albans, vos Chinois, vos diamants et votre famille royale ! Merci pour le grog ! Tu viens, Adal ?
Et, sans laisser à son adversaire le temps de respirer, Morosini quitta le bureau dont Vidal-Pellicorne retient la porte juste avant qu’elle ne s’abatte sur son nez. Prudent, il articula quelques vagues paroles d’excuses à l’adresse du ptérodactyle, qui semblait avoir reçu les soins d’un taxidermiste. Puis il se lança à la poursuite d’Aldo, mais l’indignation emportait celui-ci à une allure si vive qu’il le rejoignit seulement une fois franchi le poste de garde.
Morosini était tellement furieux que son ami jugea plus prudent d’appeler un taxi avant d’entreprendre de le calmer. Ce qui ne fut pas facile : Aldo mâchonnait son indignation en bouts de phrases dans la grande tradition italienne, imagées et colorées, visant les origines douteuses des Anglais en général et du superintendant Warren en particulier.
Quand, enfin, il s’arrêta pour reprendre souffle, Adalbert qui avait attendu patiemment la fin de l’orage demanda doucement :
– Tu as fini ?
– Même pas ! Je pourrais vitupérer ainsi la nuit entière ! C’est indigne, c’est scandaleux, c’est...
Il allait repartir. Vidal-Pellicorne le fit taire d’un vigoureux :
– C’est normal, sacrée fichue mule italienne ! Cet homme est un policier, de haut rang par-dessus le marché ! Il est au service de son pays et doit en respecter les lois !
– C’est ça que tu appelles respecter les lois : laisser les mains libres à une criminelle britannique et enfermer une malheureuse innocente dont le seul tort est d’être polonaise comme tu es français et moi italien ! Même si on s’époumone à clamer la vérité, on ne nous écoutera jamais ! C’est ça les Anglais !
– Quand il s’agit d’une enquête de police, c’est la même chose à Paris, à Rome, à Venise et tu devrais le savoir. Alors cesse de t’agiter !
– Je ne m’agite pas mais ce qui m’exaspère c’est de voir le peu de cas que l’on fait de ce que nous disons. Et tu aurais voulu que je lui parle de l’armoire frigorifique de Ferrals ? Il m’aurait pris pour un fou.
– Je n’ai jamais voulu que tu lui en parles. Tu sais ce que je pense de cette histoire abracadabrante !
– Pas si abracadabrante que ça ! Et je le prouverai !
– Seigneur, ayez pitié !
Il ne fut pas possible, cette nuit-là, de lui arracher un mot de plus. Pour la première fois de sa vie, peut-être, Aldo Morosini boudait... mais comme il était près de trois heures du matin, Adalbert ne s’en formalisa pas outre mesure, ayant beaucoup trop sommeil pour s’attarder sur un moment d’humeur. Il s’étonnait seulement, et il le regrettait, qu’Aldo fût si vite revenu sur ses belles résolutions concernant lady Ferrals. Décidément, quand ils se laissaient mener par leur cœur, ces Italiens devenaient imprévisibles !
Il était un peu plus de neuf heures, le lendemain matin, quand un taxi déposa Morosini devant l’entrée principale du Victoria and Albert Museum qui n’ouvrait qu’à dix heures, mais le prince considérait que ce musée constituait un excellent alibi au cas où un sbire de Scotland Yard serait encore attaché à ses pas. Quoi de plus normal, en effet, pour un Vénitien cultivé que d’aller admirer l’important ensemble de sculpture italienne qui s’y trouvait ? Naturellement, il ne put y entrer, joua les visiteurs déconfits, regarda sa montre, puis d’un pas de flânerie fit quelques pas sur le trottoir pour aller vers l’église voisine – de style Renaissance italienne -, où il espérait bien rencontrer Wanda.