– Tu n’as pas l’intention de partir avant le procès ? Tu seras peut-être témoin, tu sais ?
– Je n’ai pas envie de m’éloigner. A ton avis, on va juger dans combien de temps ?
– Peut-être pas avant janvier. Je me suis renseigné. Encore faut-il s’estimer satisfait : s’il s’agissait d’une pairesse d’Angleterre cela demanderait beaucoup plus de temps parce qu’il faudrait réunir le Parlement, mais pour l’épouse d’un simple baronnet, même célèbre, on va un peu plus vite. Quant aux recherches pour retrouver la Rose, j’ai peur qu’il n’y en ait pour un moment puisque le pétard préparé par Simon nous a explosé à la figure. Alors, moi, je cherche un logis, je fais venir mon fidèle Théobald flanqué au besoin de son jumeau et je serai comme un coq en pâte. Sans compter qu’à eux deux, ils représentent une force non négligeable en cas de problème.
Aldo retourna l’idée pendant quelques instants. Elle n’était pas si mauvaise puisqu’elle présentait l’avantage de diminuer leurs dépenses tout en protégeant davantage leur liberté.
– D’accord ! déclara-t-il. Mais je reste encore ici quelques jours parce que j’attends Guy Buteau avec le bijou dont j’ai parlé à lady Ribblesdale. Et puis, je ne te cache pas que Kledermann m’intrigue. Voilà un banquier de classe internationale, brassant d’énormes affaires, et qui s’attarde à Londres où il n’a pas l’air de s’amuser beaucoup. Pourquoi ?
– Il te l’a dit : il attend que la Rose reparaisse parce qu’il tient à l’acheter. Tu connais mieux que moi la passion des grands collectionneurs.
– Possible ! N’empêche que j’éprouve la bizarre impression qu’il m’observe.
Vidal-Pellicorne partit d’un éclat de rire :
– Il a pour ça quelques bonnes raisons : tu aurais pu épouser sa fille et tu as été l’amant de sa femme. Reste à savoir auquel des deux il s’intéresse.
– A aucun j’espère et surtout pas au second ! Non, je pencherais plutôt pour l’expert en pierres anciennes. Quand nous sommes ensemble nous ne parlons jamais d’autre chose.
– Eh bien voilà ! Ceci explique cela. Je vais écrire à Théobald puis me mettre à la recherche d’un appartement convenable.
Tandis que son ami quittait l’hôtel d’un pas allègre en sifflotant un air de Phi-Phi, une opérette qui faisait fureur à Paris depuis la fin de la guerre, Aldo choisit de remonter chez lui. La sacro-sainte heure du thé approchait et des habitués arrivaient. Ayant aperçu de derrière la plante verte où il s’abritait la duchesse de Danvers et lady Ribblesdale – toque de violettes de Parme et capeline de velours noir soutachée d’or ! -, il demeura caché jusqu’à ce qu’elles aient rejoint la jeune maîtresse de cérémonie et se dirigea vers l’ascenseur. Il n’avait aucune envie de potiner. En outre, l’ex-Mrs. Astor recommençait à l’agacer : elle ne cessait de l’appeler au téléphone sous les prétextes les plus divers, mais en réalité pour savoir si ce qu’elle attendait n’arrivait pas. Aussi Aldo était-il partagé entre la hâte de voir arriver Buteau et le regret d’avoir parlé du diadème de sa vieille amie Soranzo...
Mais s’il pensait jouir en toute quiétude du calme du petit salon qu’il partageait avec Adalbert, il se trompait. Il n’était pas plutôt installé près d’une fenêtre donnant sur les frondaisons roussies de Green Park que le téléphone sonna. Au bout du fil, la voix onctueuse, quasi épiscopale, du chef de la réception l’informa qu’une jeune dame venait d’arriver et le demandait. Il s’agissait de miss Van Zelden et...
– Je descends ! s’écria-t-il en reposant l’appareil pour se précipiter au-dehors, talonné par une soudaine inquiétude qui pouvait se résumer en une seule question : qu’est-ce que Mina, sa secrétaire, venait faire à Londres quand il attendait Guy Buteau ? Pourvu qu’il ne soit rien arrivé à celui-ci ! Depuis qu’il l’avait retrouvé à Paris dans un état proche de la misère, Aldo veillait sur son ancien précepteur avec une affection quasi filiale.
Mais c’était bien Mina. Quand il arriva dans le hall, il la vit tout de suite dans cet appareil vestimentaire que son patron n’était pas encore parvenu à lui faire abandonner : tailleur grisâtre en forme de sac à peine éclairé par un chemisier en piqué blanc, chaussures à talons plats, chapeau de feutre enfoncé jusqu’aux larges lunettes à verres brillants et laissant à peine dépasser le bas du chignon sévère disciplinant une chevelure rousse qui, mieux traitée, n’eût sans doute pas manqué de beauté. Un vaste cache-poussière se drapait vaguement autour de la longue silhouette informe.
Le soupir résigné de Morosini se changea soudain en un reniflement de colère à la vue du spectacle qu’il découvrait : planté devant Mina mais à moitié plié en deux, Moritz Kledermann riait à s’en faire éclater la rate. Mina, consternée, s’efforçait de le calmer sans y parvenir. C’était intolérable ! Aldo fonça sur le banquier qu’il empoigna par le bras.
– Vous n’avez pas honte de vous moquer ainsi de cette pauvre fille ? Je vous croyais un homme du monde mais en vérité vous vous conduisez d’une manière indigne ! Et vous, Mina, pourquoi restez-vous là ? Venez avec moi et dites-moi ce qui se passe. J’attendais M. Buteau.
– On a dû le conduire à l’hôpital San Zanipolo avec une crise d’appendicite. Je vous rassure : ça s’est bien passé mais il fallait que quelqu’un vienne...
Au bord des larmes, elle se laissait entraîner vers un fauteuil mais Kledermann, que leur bref dialogue semblait avoir calmé, les suivit aussitôt et même se glissa entre eux :
– Un instant ! Je veux des explications, commença-t-il.
– Vous avez assez ri ? fit Aldo méprisant. Si quelqu’un a des comptes à demander, c’est plutôt moi : je vous trouve en train de vous moquer de ma secrétaire et vous devriez vous estimer heureux que je ne vous aie pas cassé la figure, mais ça ne va pas tarder si vous ne nous laissez pas tranquilles ! Mina vient d’effectuer un long voyage et elle a besoin de repos.
– Mina ? Mina comment, s’il vous plaît ? fit le banquier goguenard.
– Je ne vois pas en quoi ça vous regarde, mais enfin... Mina Van Zelden. Mademoiselle est hollandaise. Gela vous suffit ?
Sans doute nageait-on en plein surréalisme car soudain, Kledermann eut l’air très malheureux.
– Que tu aies pris un nom d’emprunt, je peux le comprendre, mais que tu oses renier ton pays c’est impardonnable ! Toi, tu as honte d’être Suissesse ? Et d’abord retire ces lunettes ridicules. Je veux voir tes yeux.
La jeune fille obéit mais les tint baissés, ne sachant plus que faire et affreusement gênée.
– C’est mieux, mais je veux que tu me regardes pour m’expliquer comment il se fait que je te trouve auprès de cet homme à qui l’on a un jour fait l’honneur d’offrir ta main et qui n’a même pas voulu te voir ?
Du coup, Mina se rebiffa.
– C’est justement pour cela que j’ai voulu le connaître et que je me suis arrangée pour qu’il ne puisse établir aucun rapprochement avec ce que je suis en réalité ! En outre, je ne vous ai jamais caché que j’adorais Venise, que je voulais y vivre. Alors je me suis arrangée pour rencontrer le prince. Surtout quand j’ai appris quel métier passionnant il faisait !
– Et tu espérais quoi ? Le séduire ? Accoutrée comme te voilà ? C’est grotesque !