– Mais c’est parce qu’il n’a jamais été question de séduction que j’ai choisi cette apparence. Surtout quand je me suis rendu compte que les femmes lui couraient après.
– En ce cas, pourquoi n’es-tu pas repartie ?
– Je ne sais pas... Ou plutôt si. J’ai voulu voir à quoi il ressemblait et j’ai été bien punie de ma curiosité parce que je suis tombée amoureuse. Pas de lui ! De sa maison, des gens qui y vivent et qui sont adorables ! ... Oh, Père, pourquoi a-t-il fallu que vous soyez ici aujourd’hui ?
– Dites-moi, tous les deux, vous ne croyez pas que c’est à présent mon tour de parler ? s’écria Morosini que la stupeur avait réduit au silence. Vous êtes là à vous jeter je ne sais quels griefs incompréhensibles à la tête et moi je reste comme un benêt à vous écouter ! J’ai droit à des explications ! Alors, si vous le voulez bien, allons nous asseoir là-bas, dans ce bosquet d’aspidistras, et causons ! J’ai l’impression de me trouver chez des fous. Ou alors je vais le devenir.
Les deux autres le suivirent et l’on s’installa autour d’une table dont un valet s’approcha pour demander si l’on souhaitait prendre quelque chose.
– Bonne idée ! approuva Morosini. Donnez-moi une fine à l’eau... mais sans eau. Et vous Mina ? Un chocolat ?
– Je m’appelle Lisa !
– Je ne veux pas le savoir ! Un chocolat, mon ami. Il est excellent ici et mademoiselle adore ça.
– Elle est au moins restée suissesse de ce côté-là ! soupira Kledermann. C’est consolant ! Je prendrai la même chose que le prince !
– Parfait ! Alors voyons maintenant où nous en sommes ! ... Si j’ai bien interprété votre échange de propos, vous seriez, ma chère Mina...
– J’ai déjà dit que je m’appelais Lisa !
– Et moi je ne veux pas vous connaître sous ce nom. Mademoiselle Kledermann m’est tout à fait étrangère. En revanche, j’avais beaucoup d’estime et d’amitié pour Mina Van Zelden. Mon entourage aussi. Alors souffrez que pour un temps encore, nous restions ce que nous étions l’un pour l’autre il y a seulement dix minutes ! C’est-à-dire un patron et sa... parfaite secrétaire ! Vous devriez l’utiliser, Kledermann ! Elle est au-dessus de tout éloge ! Un peu revêche parfois mais tellement efficace !
De nouveau les yeux de la jeune fille s’emplirent de larmes et, bien qu’il s’efforçât de détourner la tête, Morosini ne put s’empêcher de les admirer. Seigneur ! Ils avaient la couleur exacte des violettes ! Deux lacs sombres et veloutés bordés de cils aussi épais que des roseaux ! Du fond de sa mémoire s’éleva soudain la voix de Mme de Sommières, sa très sage et très perspicace grand-tante. Elle avait dit : « Même si tu t’obstines à ne pas voir en elle une femme, c’en est une malgré tout. À vingt-deux ans elle a aussi le droit de rêver ! » Tante Amélie avait suggéré que Mina pouvait être amoureuse de lui mais là elle se trompait : on venait de lui signifier ce qui retenait chez lui la fille du richissime banquier zurichois : le charme de sa demeure et de ses serviteurs joint à celui, tout-puissant, de Venise...
– Allons, ne pleurez pas ! dit-il. Emprunter une identité fictive n’est pas un si grand crime. Même si je m’en trouve blessé.
– Vous venez de dire que vous aviez de l’estime et de l’amitié pour moi, murmura Mina. Cela veut-il dire que vous n’en éprouvez plus à présent que vous savez la vérité ?
– Quelle vérité ? Vous avez voulu voir quel homme j’étais et vous en avez conclu avec satisfaction que vous aviez affaire à un coureur de jupons qui ne vous inspirait pas le moindre regret mais qui était amusant à regarder s’agiter. Une espèce d’insecte curieux ! Pendant ce temps-là, moi je vous donnais ma confiance. Alors, ce qu’il en reste, je suis incapable de vous le dire. Il me faut au moins une bonne nuit pour savoir au juste où j’en suis. Mais avant de nous quitter nous devons en finir avec nos affaires : vous avez ce que j’ai demandé à M. Buteau ?
Elle fit oui de la tête et se pencha pour prendre à ses pieds le nécessaire de cuir qu’elle y avait posé.
– Ne l’ouvrez pas ici ! Je vous dois des remerciements pour avoir accompli ce voyage en si dangereuse compagnie. Vous devinez sans doute que, mis au courant de l’accident survenu à mon ami Guy, je ne vous aurais pas permis de prendre sa place. Ce genre de transport est trop dangereux pour une jeune fille.
– Je ne vois pas pourquoi je ne l’aurais pas fait ! dit Mina retrouvant soudain son aplomb et ses réactions habituelles. Il n’y a pas si longtemps que j’ai porté de Paris à Venise un bijou aussi important sinon plus...
– Lequel ? ne put s’empêcher de demander Kledermann que cette partie de la discussion intéressait de plus en plus. Encore un joyau royal ?
– Un, ça ne vous regarde pas, grogna Morosini, et deux personne n’a jamais parlé ici de joyau royal.
– Allons donc ! fit le banquier. Croyez-vous que j’ignore ce qu’il y a là-dedans ? ajouta-t-il en désignant le sac de sa fille. Vous vous apprêtez à vendre une pièce chargée d’histoire à une créature à moitié folle chez qui elle se sentira aussi mal que possible ! Y avez-vous réfléchi sérieusement ? Le Miroir du Portugal sur la tête d’une fille du corned-beef, des cacahuètes ou de je ne sais quelle délirante production américaine ?
– Incroyable ! s’écria Morosini. Où diable êtes-vous allé chercher tout ça ?
Les yeux de Kledermann se plissèrent.
– Dans le jardin d’hiver de la duchesse, mon cher ! Caché derrière un buisson de gardénias où je m’étais retiré pour fumer un cigare, j’ai eu le privilège de suivre votre conversation avec la redoutable Ava. Je jure que je ne l’ai pas fait exprès !
– Tout comme votre fille n’a pas fait exprès, elle non plus, de venir m’espionner à domicile ? C’est un tic familial ?
– Disons un concours de circonstances ! Allons, Morosini, soyez beau joueur ! Montrez-moi le Miroir !
– Ne l’appelez pas comme ça ! Je n’en suis pas sur !
– Moi je le serai ! N’oubliez pas que je possède déjà deux de ses frères Mazarins. Pour celui-ci je suis prêt à faire des folies et, sans savoir le prix que vous allez en demander, je le double !
– Vous êtes fou ?
– Quand il s’agit de pierres ? Toujours. D’ailleurs vous vous éviterez des palabres difficiles. Ces Américaines ont la fâcheuse habitude de marchander comme des usuriers. Celle-là, croyez-moi, vous fera baisser votre prix ! Pensez à votre vieille amie !
– Vous ne me connaissez pas.
– Peut-être, mais vous êtes un gentilhomme. Elle pas ! En outre, je peux vous assurer que je garderai le secret, ce qui est douteux chez cette femme... et que le diamant trouvera chez moi un cadre digne de lui. Alors, vous me le montrez ?
– Pas ici en tout cas ! Mina...
Il n’eut pas le temps de poursuivre. Soudain rouge de colère, celle-ci venait de se lever brusquement, repoussait le plateau sans trop se soucier des dégâts, posait sa mallette sur la table, l’ouvrait, en tirait un paquet enveloppé de papier ordinaire et soigneusement ficelé qu’elle jeta sur les genoux de Morosini.
– Vos bijoux ! Vos sacrés bijoux ! ... Il n’y a que ça qui compte pour vous deux, n’est-ce pas ? Alors je vous laisse en leur compagnie ! Et je vous salue bien !
Avant que les deux hommes n’aient pu réagir, elle avait refermé le bagage et quitté la table en courant, faisant voler derrière elle son vaste cache-poussière. Aldo voulut s’élancer à sa poursuite mais Kledermann le retint.
– C’est inutile ! En admettant que vous la rattrapiez – ce qui m’étonnerait car elle court comme Atalante et doit avoir déjà investi un taxi ! – vous ne la ferez pas changer d’avis. Je sais de quoi je parle : c’est ma fille et elle est aussi têtue que moi !