– Mais enfin vous la laissez partir comme ça, sans savoir où elle va et dans une ville qu’elle ne connaît pas ?
– Lisa connaît Londres comme sa poche ! Elle y a des amis. Quant à savoir où elle va, bien malin qui en serait capable. Une chose est certaine : ni vous ni moi ne sommes près de la revoir, conclut le banquier avec une tranquillité toute helvétique mais que Morosini jugea insupportable.
– Et c’est tout l’effet que ça vous fait ? C’est monstrueux ! Cette pauvre enfant risque de manquer d’argent et je me sens responsable ! Sans compter que je lui en dois, de l’argent...
Kledermann tapota d’un doigt apaisant la main de son compagnon :
– Ne vous souciez pas de ça ! Ma fille possède un fortune personnelle dont elle a la jouissance depuis sa majorité. Elle la tient de sa mère, une comtesse autrichienne qui était une femme adorable mais de petite santé.
– Une comtesse autrichienne riche ? C’est difficile à croire : le pays est ruiné depuis la guerre, tout comme l’Allemagne.
– Le pays est peut-être ruiné mais il existe encore des particuliers fortunés. Les Adlerstein sont de ceux-là. Alors ne vous tourmentez pas pour Lisa !
– Vous êtes un drôle de père ! Il y a environ un an et demi que votre fille travaille pour moi et je ne crois pas qu’elle ait quitté Venise depuis ce temps. Vous ne la voyez jamais ?
Une ou deux petites rides qui se formèrent sur le front de Kledermann apprirent à son interlocuteur qu’il se faisait peut-être plus de souci qu’il ne voulait l’admettre. Cependant sa voix était toujours aussi unie quand il répondit :
– Non. Elle ne vient plus à la maison depuis qu’après votre refus – que je comprends d’ailleurs et qui, somme toute, vous faisait honneur ! – j’ai voulu lui présenter un autre parti. Vénitien lui aussi puisqu’elle est folle de cette ville, et celui-là était consentant. Lisa lui a ri au nez, puis elle a plié bagages. Cet incident coïncidait d’ailleurs avec une prise de bec avec ma seconde femme. Elles ne se sont jamais entendues, et je crois qu’elles se détestent.
Cela, Aldo voulait bien le croire. Il connaissait suffisamment Dianora pour l’imaginer dans son rôle de marâtre : elle n’avait certainement fait aucun effort pour se concilier une fille dont la présence au foyer paternel la vieillissait.
– Mais au fait, reprit Kledermann, j’aimerais que vous m’appreniez comment Lisa s’y est prise pour entrer chez vous.
Morosini raconta alors comment ils avaient lié connaissance dans le rio dei Mendicanti où la jeune fille était tombée en reculant pour mieux admirer la statue du Colleone alors qui lui-même sortait de la messe de mariage d’un de ses amis à SS. Giovanni e Paolo.
– C’était un simple incident ! conclut-il.
– Ne croyez pas cela ! fit le banquier en riant. Quand Lisa veut quelque chose elle s’arrange pour l’obtenir. Or, elle souhaitait, vous l’avez entendu, connaître l’homme qui n’avait pas voulu d’elle et elle a dû se livrer à une enquête minutieuse. Soyez certain que votre accident n’a rien eu de fortuit. Il était programmé, comme disent les Américains.
– Mais enfin, elle risquait de se noyer puisqu’elle ne sait pas nager ?
– Elle nage mieux qu’une truite ! A quinze ans, elle traversait déjà le lac de Zurich. Je vous dis qu’elle avait tout réglé d’avance. La fausse identité et les faux papiers aussi, bien sûr ! Et je suis certain que vous avez perdu une assistante de valeur ! Maintenant... peut-être retournera-t-elle chez vous ?
– Ça m’étonnerait. Et de toute façon, je ne veux plus la garder dans ces conditions. Gomme tout bon Vénitien j’aime les mascarades, mais pas chez moi ! J’ai besoin d’avoir une absolue confiance dans mes collaborateurs. Ce qui ne veut pas dire que je ne la regretterai pas ! Voulez-vous, à présent, que nous en finissions avec ceci ? ajouta-t-il en prenant le paquet abandonné par la jeune fille.
– Avec plaisir !
Dans les minutes qui suivirent, Aldo oublia un peu ses tourments. Gomme toujours lorsqu’il lui était donné de contempler des pierres parfaites. Le diadème de la comtesse Soranzo était une pièce ravissante composée de nœuds de diamants retenant des branchettes fleuries ordonnancées harmonieusement autour d’une superbe pierre taillée en table formant le cœur d’une marguerite de perles et de diamants. Quant à Kledermann, il délirait presque.
– Magnifique ! Splendide ! Une parure de reine ! De vraie reine j’entends, et qui a dû briller sur des fronts illustres ! Ma tête à couper qu’il s’agit bien du Miroir du Portugal ! Il faut que vous me le vendiez !
– Et que vais-je dire à lady Ribblesdale ?
– Mais... qu’il a déjà trouvé preneur, que votre amie renonce à s’en défaire... Que sais-je ? Notre Américaine ne saura jamais qu’il est chez moi. Ma femme elle-même l’ignorera. Ce sera le plus sûr moyen d’avoir la paix, ajouta-t-il avec un sourire.
Sans cela, elle ne cesserait de me harceler pour que je lui permette de le porter. Et j’ai le malheur d’être beaucoup trop faible avec elle... Voulez-vous à présent me donner un prix ?
Depuis qu’ils étaient remontés dans son appartement, Aldo réfléchissait. Sa brutale séparation d’avec Mina – arriverait-il à l’appeler Lisa ? — le mettait dans une situation difficile, puisque Guy Buteau se trouvait encore à l’hôpital. Il allait falloir rentrer à Venise pour veiller lui-même à sa maison d’antiquités, régler les affaires courantes – grâce à Dieu, sa secrétaire enfuie n’était pas femme à laisser du désordre derrière elle ! – et aussi assister à deux ventes annoncées pour la fin du mois, l’une à Milan, l’autre à Florence... Tout cela lui laissait peu de temps pour une discussion de « marchand de tapis » avec lady Ribblesdale. Et puis l’idée de voir le diadème gagner l’une des principales collections européennes lui souriait assez. Ce serait plus réconfortant que de le voir naviguant dans les salons sur la chevelure ondée d’une beauté déjà un peu sur le retour... En fait, sa décision était prise depuis un moment.
L’affaire fut rapidement conclue. Non seulement Kledermann ne discuta pas le prix demandé, mais, ainsi qu’il l’avait annoncé, il l’augmenta. En vérité, Dianora n’exagérait pas quand elle affirmait que son Moritz était un seigneur. Il en apportait la preuve flagrante et, en imaginant la joie qui serait bientôt celle de Maria Soranzo, Morosini se sentait un peu moins désolé d’être obligé de partir.
Car, pour la première fois de sa vie, Aldo n’était pas ravi de devoir rentrer. Jusqu’à présent chaque retour à la maison lui causait une joie profonde. Il adorait sa ville, son palais et ceux qui l’habitaient, l’atmosphère de Venise, sa population vive, colorée et cependant si digne. Rien à voir avec Londres qu’il n’aimait pas beaucoup. Et pourtant...
Kledermann, lui aussi, allait partir mais dans une disposition d’esprit différente : il avait ce qu’il voulait et la brièveté de son entrevue avec une fille qu’il n’avait pas rencontrée depuis deux ans ne semblait pas le traumatiser outre mesure. Il résumait l’événement en deux petites phrases : « Lisa est comme ça. Il est inutile de se mettre en travers du chemin qu’elle a choisi. » L’important devait être, pour ce Suisse calme et pondéré, qu’elle soit en bonne santé et satisfaite de son sort !
Les deux hommes se quittèrent dans les meilleurs termes. Aldo fut invité avec une cordialité paisible à visiter la grande demeure des Kledermann à Zurich.
– Ma femme, que vous avez dû rencontrer quand elle était vénitienne, sera ravie de vous recevoir et de parler d’autrefois avec vous, assura le banquier avec la bienheureuse innocente d’un mari qui connaît mal son épouse.