– C’est vrai. J’en conviens. Outre la situation de lady Ferrals, d’autres intérêts m’y retenaient.
Pour la première fois elle eut pour lui un sourire, mais plein d’ironie.
– Le fameux diamant du Téméraire qui a été volé sous votre nez et malheureusement au prix d’une vie humaine ? Ne me dites pas que vous attendez qu’il réapparaisse ?
– Pourquoi pas ? Les gens de Scotland Yard gardent confiance. Ils ont même une piste. Alors pourquoi ne pas espérer ? De toute façon, mon ami Vidal-Pellicorne reste sur place. Il me tiendra au courant.
– Alors, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ! ... Je crois qu’à présent il est temps de nous quitter ! Je suppose que vous attendez M. Vauxbrun ?
– En effet. Et vous ?
– Mon cousin Gaspard Grindel. Il dirige la succursale française de la banque Kledermann et c’est un bon ami…
Lisa se détourna, laissant ainsi entendre que l’entretien était terminé. Pourtant, Morosini éprouvait une curieuse difficulté à s’éloigner. Il n’est pas facile d’effacer deux ans de vie commune et de confiante collaboration. Il voulut gagner encore quelques minutes.
– Est-il indiscret de vous demander quels sont vos projets ?
– Je n’en ai aucune idée.
– Pourrez-vous... oublier Venise ?
Elle éclata d’un petit rire léger, pétillant de gaieté et horriblement moqueur.
– Est-ce une manière détournée de me demander si je pourrai vous oublier ? ... Je crois, oui ! Pour Venise, bien sûr, ce sera plus difficile. Dans l’immédiat, je vais aller y réfléchir à Vienne, chez ma grand-mère. Ah ! Voilà Gaspard qui arrive !
Le tambour venait de lâcher une sorte de dieu nordique, blond et gris, arborant un sourire ravi, qu’Aldo jugea antipathique. Voyant sa cousine en conversation avec un inconnu, il marqua un temps d’arrêt en fronçant le sourcil, mais Lisa l’appelait du geste. Elle fit les présentations, annonçant Morosini comme un « ami rencontré à Venise » pendant son dernier séjour, après quoi elle tendit la main à ce dernier qui s’inclina mais fut bien obligé de regagner sa propre table.
D’ailleurs, au même moment, Gilles Vauxbrun, Napoléon sur le retour habillé à Savile Row, fonçait droit sur lui après avoir serré au passage la main d’Albert Blazer. Mais, tandis qu’il approchait, son regard demeurait attaché à Lisa dont le box était séparé de celui d’Aldo par un buisson de plantes fleuries.
– Y aurait-il une Parisienne que je ne connaisse pas encore ? chuchota-t-il la mine gourmande. Elle est ravissante et tu devrais me présenter.
– Un elle est Suissesse et deux tu la connais.
– Moi ? Je m’en souviendrais.
– Je veux dire que tu l’as connue, bougonna Morosini. Quand elle s’appelait Mina Van Zelden et qu’elle était ma secrétaire...
– Quoi ?
– Tu as très bien entendu. C’est ma Mina que tu vois là habillée par Madeleine Vionnet ou Jean Patou et qui est en train de se faire embrasser par cette armoire blonde ! Il faut te dire que, de son vrai nom, elle s’appelle Lisa Kledermann, qu’elle est la fille...
– Du banquier collectionneur ?
– Tu as tout bon ! A présent si tu veux que je te raconte l’histoire, dépêche-toi de m’offrir à boire ! J’en ai le plus grand besoin !
Tandis qu’Aldo faisait à son ami le récit des dernières quarante-huit heures, la salle s’emplissait de monde : hommes politiques saluant le président du conseil, Raymond Poincaré, qui venait de prendre place à une table avec deux secrétaires d’État, certains accompagnés d’une femme en vue, notamment la cantatrice Marthe Chenal et la poétesse Anna de Noailles venue avec une cour d’admirateurs, l’écrivain Henry Bordeaux, le poète Paul Géraldy. D’autres plus anonymes, mais arborant sur le visage cet air épanoui de qui s’apprête à faire un bon déjeuner. Le bruit des conversations isola bientôt Gilles et Aldo, empêchant ce dernier d’entendre ce que se disaient Mina et son cousin.
Ceux-ci ne s’attardèrent pas. Ils partirent les premiers, salués par Albert et suivis des yeux par Aldo qui ne put se défendre d’un petit pincement au cœur quand les vitres tournoyantes de la porte avalèrent la jolie fille en velours vert qu’il ne reverrait peut-être jamais. Posant son couvert sur son assiette encore à demi pleine, il alluma une cigarette, figé dans la contemplation de cette porte où il ne passait plus personne. A son tour, Vauxbrun cessa de disséquer son perdreau aux choux.
– Tu es toujours amoureux de ta Polonaise ? demanda-t-il.
– Je crois... oui, dit-il distraitement.
Du geste, l’antiquaire fit signe au serveur de remplir les verres.
– Après tout c’est ton affaire, conclut-il avant d’entamer un autre sujet de conversation.
Pourtant quand, le soir venu et un peu avant huit heures et demie, Aldo s’embarqua, au quai 7, dans l’Orient-Express qui allait le ramener à Venise, il n’était pas encore parvenu à dégager son esprit de celle qui ne serait plus jamais Mina. Il avait l’impression désagréable qu’on venait de lui voler quelque chose.
Deuxième partie
LE SANG DE LA ROSE
Automne 1922
Chapitre 8 Un appel au secours...
L’odeur suave du café de Cecina emplissait le salon des Laques où Aldo achevait de déjeuner en compagnie de sa cousine Adriana. Comme toujours, le repas avait été une réussite : heureuse de retrouver un maître qu’elle appelait toujours son « petit », la cuisinière des Morosini donnait libre cours à son talent inspiré, et ses plats comme son café venaient d’atteindre au sublime. Pourtant Morosini n’arrivait pas à éprouver l’euphorie que lui procurait habituellement la bonne chère. Tout en remuant dans une minuscule tasse de porcelaine française l’onctueux breuvage, il gardait sur sa cousine un œil chargé d’un orage qui, du gris-bleu, le faisait passer au vert : pour la première fois, Adriana refusait de lui rendre service.
La veille, il s’était rendu à l’Ospedale San Zanipolo dans l’espoir d’en ramener Guy Buteau, opéré maintenant depuis une dizaine de jours, mais le chirurgien avait émis le désir de garder son malade quarante-huit heures de plus pour certaines vérifications : tout irait bien ensuite si l’ancien précepteur acceptait de se montrer raisonnable et de vivre une convalescence de trois bonnes semaines avant de reprendre une activité normale.
Cela ne faisait pas du tout l’affaire de Morosini qui allait devoir fermer sa maison pour se rendre aux deux ventes importantes annoncées à Milan et à Florence à quelques jours d’intervalle. Cependant, il s’était bien gardé de montrer son souci à son ami Guy déjà suffisamment désolé. Le départ de Mina lui avait donné un choc et, sachant d’expérience quel travail attentif exigeait l’un des magasins d’antiquités les plus fameux d’Europe, il s’était inquiété.
– Comment allez-vous vous y prendre, Aldo ? Il y a les deux vacations où je devais me rendre, et puis nous avons aussi le señor Montaldo qui nous arrive de Carthagène pour la parure mongole que nous avons achetée il y a trois mois...
– Ne vous tourmentez pas ! Je vais faire appel à ma cousine Adriana. Ce ne sera pas la première fois qu’elle gardera la boutique et elle saura très bien s’arranger du señor Montaldo. Elle le séduira et arrivera peut-être même à lui vendre d’autres pièces.
Ce bel optimisme ne dura guère : juste le temps de se mettre à table avec Adriana. Dès les premiers mots, celle-ci arrêta son cousin.
– Désolée, Aldo, mais je pars pour Rome après-demain !
– Pour Rome ? Ne me dis pas que tu vas rejoindre la troupe des thuriféraires du signor Mussolini ?