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– Nous verrons quand il reviendra. Pardonnez-moi de vous avoir pris une partie de votre temps, ajouta-t-il en constatant que le téléphone avait sonné au moins trois fois dans l’étude sans que maître Massaria répondît.

– Pas du tout ! Vous savez combien j’aime bavarder avec vous. Gela me rappelle le temps où notre chère princesse Isabelle faisait appel à moi. Un temps vraiment heureux... ajouta-t-il avec un soupir qui traduisait toute la nostalgie, toute la mélancolie d’un amour qui n’avait jamais osé dire son nom...

– Pour elle aussi, assura Aldo gentiment. Je sais qu’elle appréciait beaucoup les instants que vous passiez auprès d’elle...

Ce fut magique. L’aimable visage dont un lorgnon chevauchait le nez arrondi s’illumina comme si une soudaine lumière venait l’éclairer de l’intérieur. Le vieil et fidèle amoureux d’Isabelle Morosini allait vivre durant des semaines, des mois peut-être, sur ce bonheur qu’il venait de lui donner. Content de lui, Aldo prit congé, mais au moment où il allait quitter son cabinet, maître Massaria le retint d’une main posée sur son bras.

– Pardonnez ma curiosité mais j’aimerais savoir ! Je connaissais assez bien votre secrétaire et je me demande comment elle est sous son aspect véritable. Y a-t-il... une grande différence ?

Sous son arcade sourcilière touffue l’œil du notaire pétillait de curiosité amicale, à laquelle Aldo répondit par un sourire impertinent :

– Une très grande différence ! Assez pour me donner quelques regrets, si c’est ce que vous voulez savoir, mais il est trop tard pour l’un comme pour l’autre. À bientôt ! ...

En dépit de ce qu’il avait dit à Cecina, Aldo, le lendemain, accompagna Zian quand il alla prendre son poste chez la comtesse Orseolo. Bien que sa mission fût transitoire et qu’il dût y passer les nuits, le gondolier des Morosini ne voulait pas s’installer sans que son maître et la vieille Ginevra eussent effectué une sorte d’état des lieux.

Ce n’était pas inutile. Le salon de musique où se tenait habituellement Adriana, si agréable avec ses soieries feuille-morte et ses juponnages de tables rondes en velours turquoise, n’avait pas changé depuis la dernière visite d’Aldo. En revanche, à peine fut-on entré dans le petit salon voisin que Ginevra, d’un bras vengeur dans le meilleur style Cecina, désigna un grand miroir ovale entouré d’un cadre d’or un peu terni, beau sans doute mais XIXe siècle et plutôt banal, installé à la place d’une superbe glace vénitienne du XVIE siècle. Manquait également un ancien fanal de galère, sous lequel le père d’Adriana s’installait pour écrire quand il se tenait dans cette pièce servant à la fois de bureau et de bibliothèque.

A cette vue, Aldo sentit la moutarde lui monter au nez.

– Il y a longtemps que ces objets sont partis ?

– Deux mois, répondit la vieille servante. Il fallait de l’argent pour le voyage à Rome et les leçons du misérable ! Il est en train de la ruiner, Excellenza, et quand il aura fini, il la jettera comme une paire de chaussettes usées... ajouta-t-elle en crachant par terre comme une chatte furieuse.

– Si je peux l’empêcher, soyez certaine qu’il n’y arrivera pas. C’est son antiquaire milanais qui est venu chercher ça ? Ce... Sylvio Brusconi ?

– Oui. Ça s’est passé la nuit, ce mauvais coup !

Morosini commençait à se sentir inquiet. Il fallait qu’Adriana éprouvât un sentiment de culpabilité pour agir de cette façon. Jusque-là, et comme il savait qu’elle pratiquait un peu la brocante mondaine, il l’y avait aidée, au besoin en lui prêtant de l’argent, mais s’agissant de pièces de cette importance, elle n’aurait pas manqué de s’adresser à lui. Qu’elle eût été rechercher Brusconi grâce à qui elle s’était procuré de l’argent pendant la guerre pour survivre était plus que significatif : son Spiridion la tenait et même la tenait bien. Elle devait être folle de lui. À son âge c’était plus que dangereux !

Comme Ginevra s’était mise à pleurer en se laissant choir sur le bord d’un siège, il posa sur son épaule une main ferme et apaisante.

– Je regrette de n’avoir pas su cela plus tôt, mais consolez-vous, je me rends à Milan ce soir. Demain je verrai Brusconi. Peut-être pourrai-je racheter le miroir et le fanal.

– Oh, ne vous donnez pas cette peine, don Aldo ! Si vous les lui rendez, elle les revendra huit jours après.

– Aussi ne les lui rendrai-je pas. Tout au moins tant qu’elle n’aura pas recouvré la raison. Ayez confiance, Ginevra ! Et tâchez de bien vous entendre avec Zian. C’est un gentil garçon...

Trois jours plus tard, Morosini revenait de Milan plutôt satisfait : non seulement il avait emporté certaines enchères importantes, mais il avait réussi à arracher les dépouilles d’Adriana à son confrère Brusconi, un homme qu’il n’aimait pas, bien qu’il fût obligé de lui reconnaître une certaine honnêteté : c’était un malin, sachant manier à merveille les gens à court d’argent, mais il ne les truandait pas. Avec un homme de la force de Morosini, il n’était pas question de jouer au plus fin : il savait la valeur des choses. En outre, le Vénitien disposait d’atouts importants : sa grande mine, son charme personnel et son titre de prince. Brusconi sut se contenter d’un bénéfice infime en espérant un éventuel retour d’ascenseur dans un avenir incertain.

Aldo était donc très content, mais il le fut plus encore devant la surprise qui l’attendait : sa grand-tante, la marquise de Sommières, était arrivée la veille, flanquée de son inséparable Marie-Angéline du Plan-Crépin, et l’on pouvait entendre Cecina bramer le grand air de Norma depuis le Grand Canal.

Il trouva la vieille dame et son satellite dans le salon des Laques où Zaccaria leur servait dévotement du Champagne bien qu’il ne fût guère plus de cinq heures de l’après-midi, mais le vin des rois était le seul breuvage que supportât la marquise en dehors de son café au lait du matin, et il n’était pas question de lui servir autre chose aux repas ou à l’heure du thé, « cette insupportable tisane que les Anglais vous déversent à pleins seaux à n’importe quelle heure de la journée ».

– Te voilà enfin ? s’écria la marquise en l’attirant sur son vaste giron tout scintillant de longs sautoirs d’or, de perles et de pierres fines. Nous commencions à désespérer de te rejoindre un jour !

– Ne renversez pas les rôles, tante Amélie ! Quand je suis passé chez vous en revenant d’Angleterre, votre Cyprien m’a dit que vous « voyagiez en Italie » sans trop préciser où...

– Il en aurait été bien incapable ! car nous avons fait beaucoup de chemin. Souviens-toi que tu devais te rendre, en septembre, en Angleterre. Nous sommes donc allées, Plan-Crépin et moi, nous embêter ferme chez lady Winchester mais comme tu n’étais nulle part, ni au Ritz ni ailleurs, nous sommes parties pour Venise... où nous avons appris que toi tu venais de partir pour l’Angleterre. Comme, selon Mina et M. Buteau, tu n’étais pas censé y rester plus de quinze jours ou trois semaines, nous avons passé vingt-quatre heures au Danieli avant d’aller faire notre petit tour de péninsule. Nous avons séjourné à Florence, à Sienne, à Pérouse et enfin à Rome que nous avons eu la douleur de voir envahie par une horde de fourmis noires que nous avons trouvées profondément antipathiques. Elles ont même prétendu contrôler notre identité sous prétexte que nous étions des étrangères ! Peut-on concevoir chose pareille ? Les clients de l’hôtel Quirinal... et les autres étaient scandalisés, se demandant même à quoi pensait le roi pour s’en remettre à ce Mussolini !

– Je crois qu’il n’avait pas le choix ! soupira Aldo. L’Italie vivait dans un grand désordre depuis la guerre et la menace bolchevique, mais je me demande si cet ordre-là lui conviendra longtemps.