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– Il conviendra à ceux qu’il enrichira ! Et, crois-moi, il y en aura pas mal. Pour en revenir à nous, Marie-Angéline et moi, nous nous sommes donc hâtées de prendre le premier train pour Venise... d’où tu avais encore disparu.

– Heureusement que, cette fois, vous avez eu la bonne idée de m’attendre. Vous n’imaginez pas à quel point votre présence me fait plaisir ! J’espère que vous allez rester quelque temps même si novembre n’est pas le mois le plus agréable avec les grandes marées qui nous ramènent souvent l’acqua alta

Marie-Angéline, que l’on n’avait pas encore entendue, émit un soupir ravi :

– J’avoue que ça me plairait beaucoup ! Traverser la piazza San Marco sur des petits ponts de planches qui tiennent lieu de trottoirs doit être une expérience très amusante.

– J’ai toujours pensé, Plan-Crépin, que vous nourrissiez secrètement un goût pervers pour l’aventure ! soupira la marquise. Au fait, Aldo, ton ami Buteau a été ramené ce matin de l’hôpital. Il n’a pas une mine bien fameuse mais je pense que dans quelques jours il n’y paraîtra plus : Cecina est aux petits soins pour lui.

– Je vais monter me changer mais, avant, je passerai par sa chambre.

Il était écrit, cependant, que Morosini ne gagnerait pas ses appartements de sitôt. Il traversait le vestibule en direction de l’escalier quand Zian sur-

git de la gondole qu’il avait tout juste pris le temps d’amarrer. Il semblait hors de lui et les nouvelles qu’il apportait justifiaient son émotion.

– Le palais Orseolo a été cambriolé ! jeta-t-il sans autre préambule. Quand je suis arrivé pour prendre mon service de nuit, j’ai trouvé Ginevra en larmes entourée de trois ou quatre commères du quartier qui se lamentaient. Il y avait aussi deux carabiniers qui essayaient de démêler quelque chose dans ce concert de clameurs mais moi j’ai tout de suite compris : on a brisé les vitrines où étaient l’argenterie d’une part et des petits bijoux précieux d’autre part. Je vous en prie, Excellenza, venez ! Ils sont capables de m’arrêter, ces hommes de police.

– Allons-y ! Ça s’est passé quand, à ton avis ?

– Dans la journée, bien sûr, pendant l’une des interminables stations que la vieille Ginevra fait à l’église. Elle y va au moins trois fois par jour.

– Et personne n’a rien vu ?

– Vous savez bien qu’il y a un mur de jardin en face du palais. En tout cas une chose est certaine : aucune serrure n’a été forcée à part celles des meubles. À croire que les voleurs possédaient les clefs...

Zian n’exagérait pas. Il régnait chez Adriana une atmosphère de fin du monde, au milieu de laquelle s’agitait le commissaire Salviati, essayant d’obtenir un peu de calme. Il accueillit l’arrivée de Morosini avec un visible soulagement, d’autant que cette apparition détourna sur elle l’attention des pleureuses : Ginevra transformée en fontaine se traîna à genoux pour se pendre à sa main et le supplier de mettre fin aux méfaits de l’Amalécite. Reprise en chœur par ses compagnes.

– Heureux de vous voir, prince ! exhala Salviati. Vous arriverez peut-être à tirer quelque chose de ces folles. Et à m’apprendre qui est cet Amalécite.

– Je suis là pour ça, mais si vous voulez un bon conseil, envoyez donc Ginevra et ses amies se préparer un café à la cuisine et nous en préparer un par la même occasion.

Ce qui fut dit fut fait. Débarrassés de la horde, les deux hommes parcoururent les différentes pièces du palais devant lequel veillaient à présent deux carabiniers. En quelques mots, Aldo avait résumé la situation, identifié le mystérieux Amalécite, parlé de l’absence de sa cousine et des raisons altruistes qui la motivaient. La passion de la comtesse Orseolo pour la musique était connue du Tout-Venise et permettait de jeter un voile pudique sur la réalité de ses relations avec son trop séduisant valet.

Aldo expliqua aussi comment il avait chargé Zian de veiller sur la tranquillité nocturne de la vieille femme et de la maison, sans imaginer un seul instant que le pillage pourrait se produire en plein jour.

– Qui aurait pu penser ça ? Ginevra sortait plusieurs fois par jour, surtout pour aller à l’église...

– À heures fixes ?

– À peu près, oui. Son temps se trouvait rythmé par les divers offices : messe matinale, vêpres, complies, que sais-je encore ? Je n’ai jamais été très ferré sur la question, ajouta-t-il avec un sourire d’excuses.

– Moi non plus, fit le commissaire, mais des habitudes aussi régulières ont pu être observées facilement. Je suppose qu’elle emportait les clefs ?

– Oui. Zian attendait son retour de la messe puis vaquait à ses propres occupations. Gomme je ne l’emploie pas à plein temps, il utilise ses talents au service des clients du Danieli : il possède sa propre gondole.

– Il habite chez vous ?

– Oui, et cela depuis des années. Il n’est pas marié et j’en réponds comme de moi-même. Sinon je ne l’aurais pas proposé à donna Adriana.

– J’en suis persuadé. Le plus étonnant, c’est que l’on soit entré sans difficulté : pas d’escalade de mur, un peu trop voyante sans doute de jour, pas de bris de serrures ! À croire que ces gens avaient les clefs...

– Et personne n’a rien vu ?

– Si. Vers quatre heures, une voisine qui étendait du linge à sa fenêtre a remarqué une petite barge de charbonnier arrêtée devant le palais. Elle allait rentrer chez elle quand elle a vu deux hommes y revenir, portant sur leurs dos des piles de sacs à bois et à charbon qu’ils avaient dû vider.

– Ou plutôt remplir. J’imagine qu’à l’aller ils portaient chacun un sac contenant l’un du bois et l’autre des sacs vides. Il faudra vérifier à la cuisine. Ensuite ils se sont mis à l’œuvre et il est assez enfantin de faire croire qu’on porte des sacs de jute vides s’ils sont empilés à la diable et pas trop bien pliés. Ces deux-là sont les coupables.

– On va chercher de ce côté-là, bien entendu, cependant ça m’étonnerait qu’on trouve quelque chose. Je connais ceux qui se livrent à ce commerce, ce sont de braves gens...

– Mais le meilleur entrepreneur du monde peut toujours embaucher un élément douteux. D’autant que ces gens pouvaient venir de Mestre... D’autre part, si je peux me permettre de vous donner un conseil, signor Commissario, c’est d’essayer d’en connaître un peu plus sur celui que Ginevra appelle l’Amalécite : ce Spiridion Mélas, Corfiote évadé des prisons turques et recueilli « mourant de faim sur la plage du Lido ». Je cite mes auteurs, puisque c’est à peu près tout ce que j’en sais.

– Vous pensez que la comtesse Orseolo, entraînée par sa charité bien connue et par son amour de la musique, pourrait avoir introduit chez elle un loup d’une espèce particulière ?

– Exactement ! fit Aldo d’un air de doux émerveillement. C’est une vraie joie d’être si bien compris.

Le petit Salviati se rengorgea, content d’être apprécié à sa juste valeur par un homme de l’importance du prince Morosini.

– Merci. De votre côté, prince, soyez sûr que mon enquête ira au fond des choses. Voulez-vous que nous passions au premier étage ?

– Avec plaisir. Je doute, bien sûr, que ma cousine ait commis la folie de laisser ses bijoux derrière elle à moins de les avoir confiés à un coffre de banque, mais il y a là-haut beaucoup d’objets jolis et précieux.

La chambre d’Adriana, si féminine et presque virginale avec ses draperies blanches et bleues, avait reçu la visite des voleurs. La coiffeuse était vide : plus de brosses ni de bougeoirs en vermeil, plus de napperons en dentelles anciennes, plus aucun de ces mille riens fragiles et très chers qui fleurissent si joliment la chambre d’une grande dame doublée d’une jolie femme. Les petits tiroirs de marqueterie gisaient sur le tapis et les deux têtes d’anges de Titien qui veillaient jusque-là de chaque côté du lit brillaient par leur absence : de format réduit, ces deux tableaux étaient des plus faciles à emporter.