Cependant, quelque chose intrigua Morosini : le plus beau meuble de la pièce était un cabinet du XVIe siècle florentin fait d’ébène, d’ivoire, de nacre et d’écaille rehaussé d’or. Aldo le connaissait bien : il venait du palais Morosini et Adriana, qui l’avait reçu en cadeau de mariage du prince Enrico, père d’Aldo, l’avait apporté avec elle. Il ne fermait pas à clef mais au moyen d’un secret que le prince-antiquaire n’ignorait pas. Or, ce magnifique objet était intact : il ne portait les traces d’aucune tentative d’ouverture et moins encore de brutalité. Comme si une consigne était passée : surtout ne pas y toucher, ne rien faire qui pût en diminuer la valeur ! D’autant qu’avec ce qu’ils avaient récolté, les malandrins possédaient de quoi réaliser une belle somme d’argent, même au prix des receleurs.
Profitant de ce que Salviati entreprenait, à l’autre bout de la chambre, un examen soigneux de la coiffeuse – placée entre deux fenêtres – puis d’une commode, il enfila ses gants, appuya sur une feuille d’ivoire : les deux battants s’ouvrirent, découvrant une multitude de petits tiroirs et une niche dorée servant de cadre à une statuette de Minerve, en ivoire casquée d’or, dont Adriana prétendait faire son emblème. Ce qui arracha une grimace ironique à son cousin. La folle comtesse, aux prises avec le démon de midi, n’avait pas dû contempler cette belle image depuis longtemps et, surtout, devait fermer les portes du cabinet quand elle recevait son amant dans son lit... Quel gâchis, en vérité ! Et quelle stupidité ! ... L’amour, il le savait d’expérience, pouvait faire commettre des sottises, mais à ce point c’était beaucoup !
Mettant de côté son habituelle discrétion, il ouvrit les tiroirs l’un après l’autre. Ils contenaient des babioles : chapelet de première communion, médailles, cachets aux armes, lettres anciennes dont il se garda de dénouer les rubans pâlis par le temps. Sur certaines, il reconnut sa propre écriture.
Quelques papiers de famille aussi. Le tout sans grand intérêt.
Il allait refermer quand son œil vif décela, presque sous le socle de la statuette, un coin de papier un peu jauni qui dépassait, et il se souvint que la niche, elle aussi, avait un secret.
Un coup d’œil du côté du commissaire lui apprit qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps. Un autre policier venait de le rejoindre, muni du matériel à relever les empreintes digitales. Alors, poussé par une irrésistible curiosité, Aldo ôta Minerve, poussa la planchette où elle s’appuyait et qui, mal fermée, laissait passer le menu rectangle, plongea la main dans l’ouverture, en tira un paquet de lettres qu’il fit disparaître dans la poche de son imperméable avant de tout remettre en place, mais il s’abstint de refermer le cabinet : de toute façon, Salviati voudrait l’ouvrir et il venait vers lui.
– Superbe, ce meuble ! commenta le commissaire. Gomment avez-vous fait pour l’ouvrir ?
– C’est mon métier, sourit Morosini. En tant qu’antiquaire, j’ai beaucoup étudié ce type de meubles qui portaient jadis à travers l’Europe le renom de nos ébénistes. En outre, il se trouve que celui-ci vient de chez moi : cadeau de noces offert par mes parents !
Il laissa Salviati ausculter les tiroirs, poussa même la complaisance jusqu’à faire jouer la cachette défendue par Minerve avec une sorte de plaisir pervers. Peut-être à cause de ces quelques papiers qui, dans sa poche, lui brûlaient les doigts. Rien d’important, ne fut trouvé et le policier respecta pieusement les liasses nouées de satin bleu.
Rentré chez lui, Morosini remit au dîner le récit de ce qui venait de se passer et gagna sa chambre pour y prendre le bain que le cher Zaccaria lui avait préparé. Contrairement à son habitude, il ne s’y attarda guère. Il enfila un peignoir en éponge épaisse et regagna sa chambre où Zaccaria avait disposé sur le lit la chemise et le smoking dont son maître allait se vêtir comme chaque soir, surtout quand il y avait des hôtes au palais. Les autres soirs, il allait plus volontiers s’asseoir à la grande table de la cuisine pour bavarder avec Cecina. Guy Buteau à la clinique et Mina disparue, les divers salons où selon l’humeur on disposait la table, de préférence à l’immense « sala da pranzo » taillée pour des banquets, lui semblaient encore trop vastes. Comme dans son enfance, Aldo éprouvait de soudains besoins de chaleur et cette chaleur nul ne savait mieux la dispenser que Cecina.
Un coup d’œil à la pendule lui apprit qu’il lui restait encore trois bons quarts d’heure avant de descendre rejoindre ses invitées.
– Tu peux me laisser, dit-il à Zaccaria. Je m’habillerai dans un moment. J’ai envie de quelques instants de repos.
– Est-ce que vous n’irez pas voir M. Buteau ? Il attendait votre retour avec tant d’impatience !
– Seigneur !
Avec cette histoire, il avait oublié son ami !
– Va lui dire que je me décrasse et que je passerai chez lui avant de descendre. Il doit garder la chambre encore combien de temps ?
– Le docteur Licci pense qu’à la fin de la semaine, il pourra risquer sa cicatrice toute neuve dans les escaliers sans trop en souffrir.
– On l’y aidera et au besoin on le portera. Il doit s’ennuyer à périr... Va vite ! Va lui dire que je viens !
À peine Zaccaria éclipsé, Aldo alla prendre le petit paquet qu’il avait, en entrant, jeté dans le tiroir de son ancien bureau de jeune homme, s’installa dans un fauteuil et commença à lire. Il faillit s’arrêter dès les premières lignes : c’étaient des lettres d’amour, datant des deux dernières années de la guerre. Il ne se reconnaissait pas le droit de violer ainsi l’intimité de sa cousine. Pourtant il continua, poussé par quelque chose de plus fort qu’une banale curiosité, atteignant même à une espèce de fascination.
Cela tenait au ton des lettres. Écrites d’une grande écriture autoritaire, elles émanaient sans doute d’un amant passionné mais aussi d’un maître. Au fil des phrases, Aldo éprouvait la bizarre impression d’assister à la montée d’une emprise toujours plus impérieuse. Le mystérieux R. – il n’y avait aucune autre signature – évoquait avec la passion que lui inspirait sa maîtresse certaine cause à laquelle il se dévouait.
Les lettres, dont aucune enveloppe n’avait été conservée, indiquaient différentes villes de Suisse : Genève, Lausanne, Interlaken et surtout Locarno où, semblait-il, l’amour d’Adriana et de R. était éclos. La dernière, datée d’août 1918, provenait de cette ville. Elle était plus sibylline encore, plus autoritaire aussi : « Le temps est venu ; la guerre va s’achever et il reviendra. Tu dois accomplir ce que la cause attend de toi plus encore que celui dont tu es toute la vie. Spiridion t’aidera. Il n’est auprès de toi que pour cela... R. »
Avec l’impression que le plafond à caissons de sa chambre venait de s’abattre sur sa tête, Aldo resta de longues minutes immobile, la lettre pendant au bout de son bras, avec l’affreuse sensation que l’un des cercles infernaux du Dante venait de s’ouvrir devant lui. Il découvrait, chez cette Adriana qu’il aimait comme une sœur aînée au point d’avoir un instant caressé l’idée d’un délicieux inceste, une vie cachée, secrète, charnelle et fleurant le soufre. Qu’était cette cause à laquelle on lui demandait de se dévouer en lui laissant espérer une ardente compensation ? Et quelle était cette tâche qu’il était temps d’accomplir ? Qui était ce R. ? D’où sortait au juste le trop beau Spiridion que l’on n’avait pas découvert par hasard sur la plage du Lido ? L’amant caché l’avait envoyé et il semblait qu’à présent il eût pris sa place dans le lit d’Adriana. Pourquoi pas sur ordre ? Pourquoi, en effet, R. ne s’en serait-il pas servi autant pour amener la comtesse à ce qu’il souhaitait que pour se débarrasser d’une maîtresse devenue peut-être encombrante ? Il était étonnant, en effet, que la dernière lettre soit vieille de quatre ans.