– Encore une petite question qui ne t’épuisera pas : où en es-tu avec l’adorable lady Ferrals ? Tu l’aimes toujours ou bien, en volant à son secours, tu obéis à ton célèbre instinct chevaleresque ?
– Ça, mon bonhomme, c’est une question à laquelle je répondrai quand je l’aurai vue.
De nouveau la petite pièce grise, étroite, mal éclairée par une fenêtre haut placée, de nouveau la table de bois, les deux chaises et puis la porte qu’ouvrit une gardienne en uniforme pour livrer passage à la jeune veuve. Aldo s’inclina en étouffant un soupir de soulagement.
Tout au long du chemin il appréhendait cette entrevue tellement souhaitée. Il craignait, l’ayant sue malade, de voir apparaître une ombre, la forme presque désincarnée de l’éblouissante jeune fille dont il était tombé si facilement amoureux. Il craignait un visage pâle, creusé par l’angoisse et la souffrance, des yeux rougis, plombés, pleins d’une infinie lassitude, mais Anielka était semblable au souvenir qu’il gardait de leur dernière entrevue : la même robe noire gainait le corps mince et gracieux, les cheveux moussaient comme une auréole autour du fin visage au teint si pur, et surtout, il y avait, dans les larges prunelles dorées, une étincelle de joie. En le voyant elle eut un sourire, un peu tremblant peut-être, mais un sourire tout de même.
– Vous êtes revenu ? murmura-t-elle comme si elle n’y croyait pas.
– Ne m’avez-vous pas appelé ?
– Si... mais sans y croire. Wanda aurait pu se tromper dans la suscription de l’adresse, la lettre pouvait ne pas vous parvenir et surtout vous auriez pu être absent... Pourquoi êtes-vous parti ?
– Pour la plus banale des raisons : ma maison avait besoin de moi, mais vous voyez que je n’ai pas hésité un instant à vous rejoindre. Comment allez-vous ? La dernière fois que j’ai voulu vous rendre visite vous étiez malade, hospitalisée...
– Je sais. Un moment même j’ai cru que j’allais mourir et j’en étais presque heureuse, mais cela va mieux... puisque vous venez m’aider, n’est-ce pas ?
– Depuis que je vous le demande, reprocha-t-il doucement, vous m’accorderez que ce n’est pas ma faute si je suis resté si longtemps dans l’incapacité de vous porter secours.
Un élan soudain la jeta vers lui les mains tendues. Il les prit en les serrant contre lui, désolé de les sentir si froides.
– Mon Dieu ! Vous êtes glacée !
Il allait la prendre dans ses bras quand la voix de la gardienne leur parvint :
– Vous devez vous asseoir de chaque côté de la table. C’est le règlement.
– Quel règlement stupide ! grommela Morosini qui, sans la lâcher, fit asseoir Anielka et s’installa en face d’elle. Voilà ! Essayons à présent de nous mettre au travail, dit-il avec un sourire tellement communicatif qu’elle ne put que lui répondre. Cependant il demeurait inquiet. Il la sentait fragile, nerveuse. Son regard, instable, était celui d’un être traqué. Allait-il pouvoir, dans ces conditions, obtenir d’elle un aveu ?
– Je suppose, reprit-il plus bas, que vous désirez me dire quelque chose ?
– Oui, et vous êtes sans doute le seul être au monde à qui je puisse me confier sans courir de risques et cela pour une seule raison : Ladislas ne vous a jamais vu, il ne vous connaît pas. Ses amis non plus.
– Moi je le connais, fit Aldo qui n’avait aucune peine à revoir sur l’écran fidèle de sa mémoire le jeune homme en noir des jardins de Wilanow. Et quand il m’intéresse je n’oublie plus un visage. Sauriez-vous par hasard où l’on a une chance de le retrouver ?
– Peut-être. C’est une chance assez mince maïs elle est la seule qui me reste si je ne veux pas être condamnée.
– Pourquoi n’avez-vous pas parlé plus tôt ? Sinon à la police, puisque vous craignez des représailles, au moins à votre père ?
– Mon père ? Il ne connaît qu’une attitude : la manière forte. Qu’il se trouve en face de Ladislas et il l’abattra sans lui laisser le temps d’un soupir : il n’écoute que sa haine !
– Pourquoi pas de temps en temps son amour ? Vous êtes sa fille et la seule façon de vous sauver c’est d’amener le Polonais bien vivant devant les juges...
– Peut-être avez-vous raison ? Quoi qu’il en soit, je ne veux pas courir ce risque. J’en ai accepté bien assez jusqu’à présent.
– C’est ce que je n’arrive pas à comprendre. Vous pouviez, dès la mort de votre époux, charger ce Ladislas et réclamer la protection de la police. Or vous vous êtes laissé arrêter, enfermer, en vous contentant de proclamer votre innocence. C’est idiot !
– Peut-être faisais-je un peu trop confiance à la grande réputation de Scotland Yard. J’espérais qu’ils le trouveraient sans mon aide. Et puis je croyais aussi en lui : « Sois tranquille, disait-il, si nos affaires en venaient à tourner mal, nous saurions bien, mes amis et moi, te sortir de là. »
– Et vous l’avez cru ? Enfin, Anielka, ne pensez-vous pas qu’il serait temps de me dire enfin la vérité ?
– Quelle vérité ?
– La seule valable : qu’y a-t-il au juste entre cet homme et vous ? Il a été votre amant, vous me l’avez dit, mais Wanda semble persuadée que vous êtes liés l’un à l’autre par un amour comme il n’en fleurit que dans les légendes et que vous l’aimez autant qu’il vous adore.
Le petit rire d’Anielka eût été charmant s’il n’eût été si triste.
– Vous pouvez juger de cet amour par l’abandon dans lequel il me laisse. Pauvre Wanda ! Elle ne cessera jamais d’être une enfant nourrie de contes de fées et de récits héroïques comme on les aime tant dans notre chère Pologne !
– Ce qu’elle pense est une chose ; ce que vous pensez en est une autre. Je veux savoir si vous aimez encore ce garçon et je vous avoue que je ne suis pas loin de le croire.
Elle ouvrit de grands yeux embués de larmes, semblables à deux lacs d’or liquide, contemplant avec une sorte de désespoir le visage fier de celui qui lui faisait face et s’attachant surtout au regard d’acier bleu comme si elle voulait s’y noyer.
– Il me semblait vous avoir dit, à plusieurs reprises, que je vous aimais, que je voulais être à vous. Avez-vous oublié le Jardin d’Acclimatation ? Je vous avais offert d’être votre maîtresse alors même que je devais épouser Eric. Je vous l’ai même écrit...
– Il est difficile de vous croire, Anielka. John Sutton affirme que Ladislas était redevenu votre amant, qu’il l’a vu sortir de votre chambre.
Se laissant aller sur le dossier de sa chaise avec un soupir de lassitude, elle retira ses mains d’entre celles d’Aldo et ferma les yeux.
– Si vous préférez croire cet abominable menteur, libre à vous ! En ce cas, je crois que nous n’avons plus grand-chose à nous dire... Laissez-moi à mon destin quel qu’il soit et ne parlons plus de rien !
Elle ébauchait déjà un mouvement pour se relever mais, se jetant en avant, il la retint d’une poigne solide.
– Oh si, nous allons parler ! Vous n’imaginez pas que j’ai parcouru tout ce chemin pour rien ? N’y aurait-il qu’une chance de vous sauver je la courrais. Ensuite, rendue à la liberté, vous ferez de vous-même ce que bon vous semblera ! Y a-t-il un endroit où vous pensez qu’il serait possible de trouver Ladislas, fût-il retourné en Pologne !
– Non. Je suis certaine qu’il est toujours en Angleterre parce que la mort de mon époux n’était pas l’achèvement prévu de sa mission. Mais si je vous donne une adresse, me jurerez-vous de n’en parler ni à mon père, ni à un membre quelconque de la police, ni à mon avocat ?
– Je ne dirai rien. Vous avez ma parole.
– Vous agirez seul ?