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– Le plus à droite. J’y prendrai deux chambres à mon nom. Faites de même si vous arrivez avant moi. À quelle heure le prochain train ?

– Huit heures douze. Il doit arriver vers dix heures.

– Parfait. Bonne chance, Théobald, mais surtout ne faites rien sans moi ! Quoi que vous découvriez, venez d’abord me rejoindre et nous verrons ensemble comment agir... Si c’est ce que je crois, ces gens-là sont dangereux. Vous êtes armé ?

– Quand je file quelqu’un, toujours...

– Partez à présent ! Ce serait trop bête de rater le train.

Après avoir raccroché, Aldo rassembla quelques objets de toilette et un peu de linge dans une mallette, s’habilla, écrivit à l’intention d’Adalbert une lettre brève mais suffisamment explicite, s’assura que son étui avait le plein de cigarettes, vérifia que son Browning était chargé et se munit de cartouches supplémentaires, enfin éteignit tout, ferma la porte à clef et quitta la maison. Il héla un taxi qui le conduisit sans encombres à London Bridge Station où il s’embarqua pour un voyage d’une centaine de kilomètres.

Il ne comprenait pas bien ce qu’un sacristain polonais plutôt minable pouvait aller faire à Eastbourne. Lui-même n’y était jamais allé, mais la réputation de cette ville balnéaire construite au milieu du siècle précédent par le duc de Devonshire pour concurrencer Brighton auprès de la haute aristocratie n’était plus à faire. C’était peut-être la plus somptueuse de toutes les cités égrenées entre Portsmouth et Douvres, et même si la mauvaise saison la vidait en grande partie de ses élégants et épisodiques habitants, elle n’en demeurait pas moins le lieu de retraite favori de toute une classe de la société riche.

En arrivant vers dix heures un quart à Eastbourne, Morosini trouva du premier coup d’œil l’hôtel désiré : presque en face de la sortie, le Terminus lui tendait les bras. Une de ces haltes pour voyageurs affairés ou pressés ; rien à voir avec les palaces du bord de mer, mais ce genre d’auberge avait ceci de commode que l’on n’y prêtait pas trop attention aux allées et venues des clients. Il s’annonça comme étant M. Morosini et prit deux chambres qu’il paya d’avance, une pour lui et l’autre, communicante, pour son domestique retardé par une affaire de famille et qui devait le rejoindre dans la nuit. Un portier somnolent mais rendu sourd et aveugle par le don fabuleux d’un billet d’une livre offert avec le plus aimable des sourires lui tendit deux clefs en l’informant qu’il logerait au troisième étage mais que l’ascenseur était en panne. L’homme poussa la complaisance jusqu’à annoncer qu’il monterait lui-même dans un instant la bouteille de whisky, le soda et les deux verres qu’on lui demandait.

Installé dans une chambre sans âge ni autre intérêt que d’être à peu près propre, Aldo se disposait à une longue attente mais elle fut plus brève qu’il ne le craignait. Peu après minuit, on frappa à la porte et Théobald fit son entrée.

– Déjà ? fit Morosini en lui tendant un verre que celui-ci accepta avec reconnaissance et vida d’un trait. Vous avez pu suivre notre homme jusqu’au bout ?

– Pas tout à fait... à moins que vous ne teniez à ce que je retourne à Londres avec lui. Je viens de le laisser à la gare où il se dispose à attendre le premier train du matin dans la salle idoine. Il n’est resté qu’une heure environ dans la maison où il se rendait. Encore le terme maison est-il impropre pour désigner la magnifique villa où je l’ai vu entrer... Et il n’a même pas pris la porte de service ! C’est presque incroyable.

– Vous pouvez me la décrire, cette villa, et me dire où elle se trouve au juste ?

– Sur Grand Parade, la promenade qui borde la mer et où sont les plus beaux hôtels, mais le plus simple est encore que je conduise monsieur le prince.

– Vous vous êtes suffisamment fatigué comme ça. Contentez-vous de m’expliquer et vous resterez ici.

– Je remercie beaucoup monsieur le prince, mais je ne connais pas assez bien la ville pour vous expliquer le chemin ; je préfère la mémoire de mes pieds et ce n’est pas loin ! D’autant que ce verre m’a ragaillardi.

– Dans ce cas, allons-y !

Quitter l’hôtel sans éveiller l’attention fut facile : le portier ronflait tel un feu de cheminée. Et comme l’avait annoncé Théobald le chemin n’était pas très long. Un moment plus tard, les deux hommes déambulaient sur Grand Parade la bien nommée : un étonnant assemblage de bâtiments datant de l’époque victorienne. De toute évidence, l’homme qui avait suscité cette ville étonnante l’avait voulue un hommage à l’orgueil britannique plus encore qu’à la gloire de la fameuse souveraine : ne s’agissait-il pas de l’emporter sur Brighton dont la Cour faisait ses délices ? Brighton la bruyante, l’agitée. Ici devait régner, même en été, le calme solennel d’une aristocratie se jugeant au-dessus de toutes choses et ne tolérant que la mer en face de sa grandeur. À cette heure tardive, c’était celle-ci qui régnait. Le bruit soyeux de son ressac troublait seul la nuit opaque, chargée de froide humidité.

La villa devant laquelle on s’arrêta ne déparait pas un ensemble que le Vénitien jugea sévèrement. Il était trop imprégné de la pure beauté de la Sérénissime pour goûter cette incroyable réunion de tourelles, de clochetons, de pilastres, de coupoles, de terrasses et de colonnes où se retrouvait la patte de Paxton et de ses confrères.

– Un vrai gâteau de mariage ! marmotta-t-il. C’est là ?

– Aucun doute, c’est bien là ! Il n’y en a pas beaucoup qui forment le coin d’une rue...

– Je ne me ferai jamais au goût anglais ! Par où entre-t-on ?

– Si vous sonnez, c’est par là, dit Théobald en désignant la haute porte cintrée, abritée d’un porche et surélevée de quelques marches descendant, entre quatre énormes bow-windows, jusqu’au boulevard maritime. L’entrée de service est sur l’autre rue.

Aldo ne répondit pas. Son œil évaluait la hauteur de l’étage où deux fenêtres soulignées d’un balcon gothique laissaient paraître un peu de lumière. Après tout, le style victorien avait du bon, qui semait tant d’aspérités utiles à qui voulait tenter une escalade ! Une idée qui le séduisait de plus en plus...

Examinant rapidement les alentours, il apprécia ses chances : elles étaient grandes. Pas un chat en vue ! Une nuit obscure à peine trouée ici et là par un parcimonieux bec de gaz alors qu’en été maisons et hôtels devaient ruisseler de lumières. Otant son manteau qui eût gêné ses mouvements, il le jeta dans les bras de Théobald :

– Restez là et arrangez-vous pour être invisible. Surtout en cas de ronde, mais si dans une heure je ne suis pas revenu, prévenez la police.

Le fidèle valet opina du chef sans songer à émettre la moindre observation. Il était trop habitué aux excentricités de son maître pour s’étonner de celles du prince-antiquaire. D’autant que, semblable en cela à Romuald, son frère jumeau1, il ne détestait pas vivre un peu dangereusement. Il se contenta de murmurer :

– Monsieur le prince ne veut pas que je l’accompagne ?

– Non merci. Dans ce genre d’affaire un guetteur est toujours un auxiliaire précieux. Souhaitez-moi seulement bonne chance !

– J’espère que monsieur le prince n’en doute pas.

Déjà Aldo s’attaquait aux grosses pierres d’angle au-dessus desquelles régnait une corniche d’autant plus attirante que le grimpeur croyait distinguer, à cette hauteur, une fenêtre entrouverte. Il n’eut guère de peine à l’atteindre : l’escalade était facile pour son corps vigoureux et bien entraîné. C’était la première fois qu’il allait s’introduire chez quelqu’un par la fenêtre et il n’en éprouvait pas le moindre remords. Plutôt une joyeuse excitation qui lui rappela Adalbert. Il comprenait tout à coup le plaisir un peu pervers que celui-ci éprouvait lorsque, tournant le dos à ses occupations officielles d’archéologue, il se livrait à l’une de ses aventures en marge des lois pour le plus grand bien de la France. Cette fois, c’était pour le plus grand bien d’une jeune femme aimée. Ce qui revenait à peu près au même...