L’entrée du juge mit la salle debout. Drapé de pourpre et d’hermine, son long visage encadré d’une vaste perruque XVIIe siècle ressemblant assez à un châle frisé, sir Edward Collins fit son entrée et gagna son fauteuil surélevé dans un silence quasi religieux. Dès qu’il fut installé, un juriste annonça l’ouverture du procès intitulé « Le roi contre lady Ferrals », curieuse formule qui aurait pu être celle d’un duel, à cette différence près que l’un des adversaire ne se trouvait pas là en personne. Aussitôt après retentit l’ordre :
– Faites entrer l’accusée !
Toutes les têtes se haussèrent et, à la galerie, le public se pencha pour mieux voir. Aldo, quant à lui, sentit son cœur se serrer en pensant que peut-être, dans deux ou trois jours, le juge se coifferait d’une toque noire ainsi qu’il en était coutume lorsqu’il devait prononcer une sentence de mort.
Lorsque, flanquée de deux gardiennes, Anielka émergea des ombres de l’escalier dans la lumière des hautes fenêtres, un murmure passa sur la foule comme une risée sur l’eau et là-haut, sur son trône, sir Edward Collins ajusta un lorgnon sur son nez afin de mieux la voir. Jamais, en effet, même au jour fastueux de son mariage, la jeune Polonaise n’avait été plus blonde, plus ravissante, plus fragile et plus touchante que dans ce tailleur de crêpe romain noir, sans autre ornement que l’éclat de ses cheveux et de son teint qui faisait de sa mince silhouette la sombre tige d’une fleur d’or...
– Quel dommage ! murmura la duchesse. Elle vient d’avoir vingt ans et regardez où elle en est...
Aldo ne répondit pas. L’avocat de la Couronne lisait l’acte d’accusation.
– Anielka-Maria-Elwiga Ferrals, vous êtes accusée d’avoir assassiné votre époux, sir Eric Ferrals, au soir du 15 septembre 1922. Etes-vous coupable ou non coupable ?
– Non coupable.
La voix de la jeune femme était calme, claire et ferme, en accord parfait avec son maintien plein de modestie et de dignité. Elle avait regardé son accusateur droit dans les yeux sans insolence, mais avec une assurance qui parut lui plaire, car l’ombre d’un sourire flotta sur ses lèvres.
On ne pouvait rêver personnages, plus différents que sir John Dixon et sir Desmond. L’un grand et maigre avec un visage taillé à coups de serpe qu’animait un regard brun particulièrement vif ; l’autre plus trapu, plus enveloppé, donnant une impression de force ramassée. Sous la perruque encore moins seyante pour lui que pour les autres, il ressemblait assez à un bouledogue mais, en considérant son regard d’un gris terne possédant la dureté du granit, on sentait que, les crocs plantés dans un adversaire, il ne devait pas lâcher prise facilement. Pour l’instant la parole était au premier : c’était à lui d’ouvrir le feu.
Sir John Dixon exposa l’affaire en commençant par retracer rapidement les relations entre le défunt et sa jeune épouse depuis le début de leur mariage, insistant tout de même sur une disproportion d’âge peu favorable à l’éclosion d’un grand amour chez une fille de dix-neuf ans. Instantanément sir Desmond intervint.
– Mon distingué confrère devrait posséder suffisamment d’expérience pour savoir que, dans un couple, une grande différence d’âge ne représente pas un empêchement majeur à l’éclosion de l’amour. La personnalité de sir Eric Ferrals... j’oserais même dire son charme pouvaient séduire une jeune fille.
– Nous en viendrons tout à l’heure à interroger lady Ferrals sur la nature exacte de ses sentiments envers son époux. Pour l’instant je souhaite en venir à la soirée du drame où, après avoir bu un whisky soda dans lequel il avait dilué un sachet de poudre antimigraine offert par sa femme, sir Eric a trouvé la mort en quelques instants...
Il fit un bref récit de cette dernière soirée sans s’appesantir sur les détails et, pour avoir un tableau plus complet, pria « Sa Grâce la duchesse de Danvers » de bien vouloir prendre place à la barre des témoins.
– Mon Dieu, gémit celle-ci. C’est déjà mon tour ?
Ce ne fut pas un succès, loin de là. Apparue d’abord dans le box avec une majesté qui impressionna le public tenté un instant de croire qu’elle était peut-être bien la reine Mary en personne, lady Danvers perdit aussitôt tous ses moyens. Nerveuse, au bord des larmes, la noble dame eut toutes les peines du monde à lire la formule du serment. Quant à son récit de la soirée, il fut si confus, si bredouillant que le juge se lança à son secours.
– Je vous en prie, remettez-vous, Votre Grâce ! Nous comprenons fort bien votre émotion à vous trouver ici et je pense qu’il eût été préférable de ne pas vous faire intervenir si tôt. Peut-être, ajouta-t-il avec un regard sévère en direction de l’avocat de la Couronne, devrions-nous remettre cette audition à plus tard, lorsque Sa Grâce se sentira mieux ?
La reconnaissance de la malheureuse fut touchante.
– Oh merci, mylord ! exhala-t-elle en tamponnant ses yeux à travers le grillage de sa voilette tandis que sir John s’inclinait en silence et que la défense approuvait avec un demi-sourire sardonique traduisant bien sa satisfaction. Son adversaire avait voulu frapper un grand coup sur l’imagination des jurés en appelant d’entrée une si haute dame, mais comme cette initiative se révélait désastreuse il n’en était pas mécontent. Aussi fut-ce d’un front serein qu’il entendit appeler l’inspecteur Pointer qui s’était livré aux premières constatations.
En homme habitué à ce genre de situation, celui-ci fit une déposition brève et précise de ce qu’il avait trouvé, dans la nuit du 15 septembre en arrivant chez les Ferrals : l’affolement du personnel, les larmes des deux dames et la colère du secrétaire n’hésitant pas à accuser de meurtre la femme de son patron. Comme il s’agissait en quelque sorte d’un état des lieux, sir Desmond ne jugea pas utile de se livrer à un contre-interrogatoire. Il allait avoir mieux à faire avec celui qui allait suivre puisque, justement, sir John Dixon appelait John Sutton.
Dans son complet de serge noire sans autre éclairage que la chemise blanche, le secrétaire parut plus grand qu’il ne l’était, plus mince et si visiblement en deuil qu’Aldo le jugea ostentatoire. Sous ses cheveux blonds et plaqués, son visage était très pâle.
– S’il entend incarner la statue du Commandeur, c’est réussi ! chuchota Vidal-Pellicorne. On ne fait pas plus sinistre !
– Il est là pour demander une tête, tu ne voudrais pas qu’il ait l’air guilleret...
Morosini s’interrompit. Prenant la Bible d’une main, Sutton, sans un regard au texte placé là à l’intention des témoins, prêtait serment les yeux fixés droit devant lui : il avait dû l’apprendre par cœur.
– Je jure par Dieu Tout-Puissant d’apporter ici un témoignage fidèle et de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité...
La voix calme de sir John Dixon lui fit écho.
– Vous vous appelez John-Thomas Sutton, né à Exeter le 17 mai 1899 et, depuis trois ans, vous exerciez les fonctions de secrétaire particulier auprès de sir Eric Ferrals.
– En effet...
– Au soir de sa mort, vous vous trouviez dans son cabinet de travail en compagnie de votre patron, de son épouse et de Sa Grâce la duchesse de Danvers. A quelle occasion, cette réunion ?
– Rien de plus extraordinaire que boire un verre avant d’aller dîner. Sir Eric m’avait prié de retenir une table au Trocadero. Il aimait particulièrement la cuisine et l’atmosphère de ce restaurant et il n’était pas rare qu’il y aille prendre un repas avec lady Ferrals... Parfois il conviait Sa Grâce à se joindre à eux.