Le nouveau lord, cependant, ne ressemblait guère à un millionnaire quand il accueillit ses invités à l’entrée du pont dormant qui enjambait la douve. Sa vieille veste de chasse et ses leggins boueux lui conféraient davantage l’air d’un paysan que d’un très brillant avocat. On lui aurait donné un penny mais, pour qui s’y connaissait, le fusil Purdey qu’il portait à l’épaule valait une fortune.
Il accueillit ses hôtes avec un plaisir évident dont le reflet éclairait son lourd visage.
– J’espère, dit-il, que vous ne m’en voudrez pas de vous avoir invités seuls. Mon égoïsme en est la cause : il y a si longtemps que je souhaite parler avec vous des objets de ma passion ! Qui est aussi un peu la vôtre !
– Ne vous excusez surtout pas, dit Aldo. C’est beaucoup mieux ainsi et je pense que certains sujets ne sont pas faits pour toutes les oreilles...
– Surtout les oreilles féminines ! renchérit Adalbert avec un sourire candide.
Dans le hall aux boiseries de chêne sombre, au dallage sévère, où la moitié d’un arbre flambait joyeusement sous l’arc Tudor de la grande cheminée, un maître d’hôtel imposant flanqué de deux valets se partagèrent les voyageurs : le premier pour les guider vers leurs chambres, les seconds pour aller chercher leurs bagages et s’occuper de Théobald.
– Je suppose, dit sir Desmond, que vous avez besoin d’un peu de repos. Les routes sont affreuses à cette époque de l’année. Nous dînerons à huit heures mais vous me trouverez à sept heures et demie dans le salon des tapisseries, la première porte à droite dans le hall après l’escalier.
Il n’y avait rien à reprendre dans l’hospitalité de l’avocat : les chambres, tout en restant scrupuleusement fidèles au décor de leur époque – elles comportaient quelques très beaux meubles -étaient dotées d’un confort moderne aussi efficace que discret : dans les salles de bains, petites mais bien agencées, l’eau chaude coulait à flots, le linge fleurait la lavande. Quant aux petites armoires Renaissance disposées près des fenêtres à vitraux sertis de plomb, elles renfermaient une honnête provision de flacons variés, de cigarettes et de cigares.
Les deux invités en firent compliment à leur hôte quand, dûment revêtus de l’obligatoire smoking, ils le rejoignirent près d’une autre cheminée, en bois sculpté celle-là, où une souche de pin brûlait en répandant une agréable odeur de lande.
– Nous regrettons d’autant plus de ne pouvoir offrir nos hommages à lady Mary, dit Morosini. Il est rare de rencontrer une maîtresse de maison aussi attentive.
– Cela tient à ce qu’elle est une perfectionniste. En toutes choses d’ailleurs : ne lui convient que le meilleur, le plus beau, l’unique ou le très rare. Souvenez-vous de vos précédentes relations avec elle, prince ! Évidemment, on peut, après cela, se demander pourquoi elle m’a choisi, moi, comme époux ? Je suis loin d’être beau.
L’idée qu’il en souffrait peut-être effleura Morosini mais il trouva la parade.
– N’êtes-vous pas le meilleur avocat et peut-être le collectionneur le plus avis et le plus érudit ? Vous me pardonnerez si j’ignore vos autres qualités : nous ne nous connaissons pas assez, ajouta-t-il avec ce sourire indolent qui lui convenait si bien. Il avait eu le bon goût de ne pas mentionner le fait que parmi ceux du barreau il était sans doute le plus riche.
– J’aimerais que nous soyons amis. Voulez-vous qu’à présent nous passions à table ?
Le dîner fut à l’image du reste : un mélange très réussi de cuisine française, avec des truites au bleu, et de tradition britannique avec un rôti de bœuf tendre comme de la rosée, accompagné de pommes de terre non pas cuites à l’eau mais dorées au beurre... Les vins, bien choisis, étaient bourguignons, chablis et romanée-saint-vivant pour lesquels lord Desmond semblait avoir un faible. En fait, il mangea beaucoup mais but davantage encore. Sans d’ailleurs s’en trouver incommodé. Il était, en sortant de table, d’humeur plus joviale qu’en s’y installant ; surtout après un ou deux verres d’un admirable porto « Retour des Indes ».
On parla beaucoup : de la Chine d’abord et de ses trésors mais aussi de pierres célèbres et d’archéologie. Une conversation passionnante pour tous et qui parut amener Desmond à un haut degré d’enthousiasme. Aussi fut-ce tout naturellement que, vers onze heures, les domestiques s’étant presque tous retirés, il proposa à ses invités de visiter sa collection... Ce qu’ils acceptèrent avec joie. On se dirigea vers la galerie qui reliait les deux pavillons du château et jouxtait la partie la plus ancienne.
Assez large avec un sol dallé et un plafond à poutres apparentes, cette galerie avec ses hautes fenêtres en ogive regardant la nuit du jardin intérieur ressemblait à celle d’un cloître, à cette différence près que, sur son long mur, des portraits d’ancêtres alternaient avec quelques armures et des armes anciennes. Au milieu, une porte en chêne sculpté à pentures de fer, pourvue d’une serrure d’époque dont la clef fleuronnée de lord Desmond vint à bout sans peine. Il y avait derrière un petit couloir aboutissant à un escalier en colimaçon s’enfonçant dans le sol. De toute évidence, on venait de changer de siècle : il suffisait de considérer l’épaisseur des murs et de la vis d’escalier. La présence discrète de l’électricité n’ôtait rien à l’impression dépaysante.
On déboucha dans une salle basse et voûtée qui avait dû être longue à l’origine, mais qu’un mur de ciment sertissant une surface noire et polie réduisait de façon sensible. Se souvenant de ce qu’il avait entendu dans les caves du Chrysanthème rouge, Aldo pensa que lady Mary n’avait pas menti : son époux avait bel et bien fait installer une chambre forte dans un ancien caveau.
Le maître des lieux fit jouer la combinaison et l’énorme vantail d’acier tourna sur ses gonds, découvrant une pièce qui s’illumina aussitôt. Les deux invités émirent une exclamation admirative : il y avait là un véritable trésor justifiant les précautions du propriétaire... et les convoitises de feu Yuan Chang. Dans des vitrines éclairées s’offrait à leurs yeux la plus belle collection de jades, verts ou blancs, qu’ils eussent jamais contemplée : objets rituels représentant le Ciel et la Terre que l’on pouvait dater de 1500 avant Jésus-Christ, dragons translucides aux ailes déployées, étonnante cuirasse d’or et de jade de l’époque Han, « montagnes » sculptées représentant la vie des héros antiques côtoyaient d’admirables bijoux enchâssés d’or parmi lesquels trois diadèmes impériaux.
– Comment avez-vous fait pour rassembler tout cela ? exhala Morosini, sa passion des choses anciennes réveillée au plus haut point.
– Le mérite en revient à mon père. Je n’ai fait que le continuer mais, je l’avoue, avec un enthousiasme sans cesse croissant. Ne comptez pas sur moi cependant pour vous dire comment je me suis procuré certains de ces objets. Parfois en les payant fort cher, ou bien servi par la chance. Vous êtes tenu vous-même au secret professionnel, vous devriez comprendre qu’un collectionneur ne donne pas aisément ses sources.
– Aussi ne vous les demanderai-je pas. Je vous prie de me pardonner une exclamation arrachée par la surprise, l’admiration... et peut-être un peu l’envie !
– Vous êtes tout pardonné. Et vous, monsieur Vidal-Pellicorne, trouvez-vous que ces joyaux seraient dignes de vos princesses égyptiennes ?
– Je ne m’intéresse pas uniquement à l’Egypte et j’avoue bien volontiers que tout ceci est fabuleux ! Vous êtes un maître, lord Desmond !
Son visage ingrat illuminé par les flammes de l’orgueil venues à la rescousse de celles de la boisson, le collectionneur déclara :