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– De toute façon, elle n’est pas partie bien loin, fit Aldo en se servant généreusement. Le Devon ce n’est pas le bout du monde...

Les yeux jaunes du ptérodactyle se rétrécirent au-dessus du verre dont il humait le parfum.

– Le Devon, non, mais quand on franchit l’océan Atlantique on peut déjà parler de longue distance...

– L’océan Atlantique ? Elle va en Amérique ?

– Faire la connaissance de sa belle-sœur. Ne me dites pas qu’elle ne vous a pas envoyé un coup de téléphone ou quelques lignes pour vous en avertir ? Ce ne serait pas gentil, étant donné la peine que vous vous êtes donnée.

Aldo chercha une cigarette et l’alluma d’une main dont ses compagnons purent constater qu’elle tremblait légèrement bien que la voix demeurât froide et calme.

– Et pourtant c’est ainsi. Vous me l’apprenez ! ... Oh, cela me peine un peu, bien sûr, mais soyez certain que je n’attendais aucune reconnaissance...

– Pas même un merci ? C’est une belle chose qu’être grand seigneur ! Servir une dame, comme les chevaliers d’autrefois, pour la seule beauté du geste, c’est plutôt rare !

– Ne vous payez pas ma tête, Warren ! Une chose m’intrigue pourtant : c’est cette hâte à quitter l’Angleterre. Rencontrer une belle-sœur toute neuve est bien, mais affronter la mer en décembre n’a rien d’agréable. Ne pouvait-elle attendre le printemps ?

– Il arrive que les tempêtes de printemps soient plus fortes qu’en hiver, remarqua Adalbert, mais... peut-être la hâte venait-elle du comte Solmanski ? Le Devon ne lui est-il pas apparu comme encore trop proche de Londres ? Surtout après le suicide de la jeune Sally ?

En effet, au lendemain de la libération de sa maîtresse, Sally Penkowski s’était donné la mort avec du véronal. Dans la lettre qu’elle laissait, la petite femme de chambre déclarait ne pouvoir survivre à Ladislas Wosinski qu’elle aimait profondément. Elle avouait aussi avoir fait un faux témoignage dans l’espoir de le libérer des poursuites de la police et en demandait pardon à Dieu. L’impression sur le public, amplifiée encore par les journaux, s’était révélée déplorable : lady Ferrals se trouvait certes innocentée, mais on commençait à voir en elle une de ces femmes fatales qui sèment la mort sur leur passage. Aldo lui-même en avait été impressionné.

– Vous n’êtes pas loin de la vérité, dit le superintendant en adressant un mince sourire à l’archéologue, mais moi, je serais tenté de croire que c’est du suicide du Polonais qu’il veut éloigner sa fille.

– Wanda aurait raison ? Elle l’aimait toujours ? émit Aldo avec au cœur un pincement désagréable.

– Ça, je n’en sais rien, mais je ne vous cache pas que cette mort si opportune me pose des questions. Oh, tout était en ordre dans la chambre de Whitechapel et la confession de ce garçon était de son écriture ; nous avons pu comparer. En outre, le corps ne portait aucun signe de sévices récents, et pourtant...

– Si vous aviez des doutes, dit Adalbert, pourquoi vous être précipité à Old Bailey ?

– Je n’avais pas de doute sur l’instant. C’est par la suite qu’ils me sont venus, à force de réfléchir. Et puis, peut-être parce que la présence du comte Solmanski dans le quartier m’a été signalée à deux ou trois reprises.

– Nous aussi nous l’y avons vu mais il était en compagnie d’un prêtre, ce qui n’a rien de bien inquiétant. De toute façon, je vois mal comment on vigoureux sans l’assommer ou l’anesthésier.

– Je ne le sais pas encore mais soyez sûrs que je trouverai ! Je suis comme les dogues de ce pays : quand je tiens quelque chose je ne le lâche pas.

– Encore faudrait-il établir la preuve de la culpabilité de Solmanski, fit Aldo. Gela dit, je crois capable de tout un homme qui a participé au pogrom de Nijni-Novgorod en 1882...

– D’où tenez-vous cela ?

Morosini eut un geste évasif qui interdisait qu’on l’interrogeât davantage sur ce point mais il ajouta :

– A cette époque, il ne s’appelait pas Solmanski mais Ortschakoff...

– Voilà qui est intéressant pour d’éventuelles recherches dans un quartier juif ! Vous n’en savez pas plus ?

– Non mais si vous arriviez à le mettre un jour hors d’état de nuire, je ne pleurerais pas et pas davantage certains de mes amis ! conclut-il en pensant à Simon Aronov.

– Dont je suis, affirma Vidal-Pellicorne.

Le superintendant avait fini son verre et en refusait un autre. Il se leva, tira sa montre.

– Il est temps que je vous laisse dormir. Vous partez toujours demain ?

– Oui. Demain soir nous serons en France, en route pour Venise.

– Reviendrez-vous ? demanda Warren après une légère hésitation.

– Pourquoi pas ? fit Adalbert. J’aime beaucoup cette maison et en outre je m’intéresse de près à ce qui va se passer prochainement autour du British Museum. Avant, j’irai peut-être faire un tour en Egypte mais je serais fort surpris que vous ne me revoyiez pas. Et quand on me voit, il est bien rare qu’on ne voie pas aussi Morosini !

Pour la première fois depuis qu’on le connaissait, un large sourire éclaira les traits austères du ptérodactyle.

– Revenez ! dit-il. Cela me fera plaisir.

Et il s’en fut après avoir échangé de vigoureuses poignées de main avec ceux qui avaient su devenir ses amis.

– Ai-je eu tort de lui parler de Solmanski comme je l’ai fait ? demanda Aldo qui avait soulevé un rideau pour le regarder partir.

– On n’a jamais tort de vouloir éliminer un ennemi aussi dangereux pour Simon et pour la mission que nous avons à remplir. Je ne déteste pas du tout l’idée d’avoir accroché aux basques de ce type un homme aussi coriace et aussi entêté que Warren... Ça ne peut que nous faciliter la vie par la suite.

– Sans doute, mais qu’en penserait Anielka ?

– Celle-là, plus tôt tu l’oublieras et mieux ce sera pour nous tous !

Sur ces fortes paroles, Adalbert s’octroya une nouvelle ration de fine Napoléon après avoir servi son ami.

– Trinquons à notre réussite ! Dès que nous serons en France nous expédierons ce maudit diamant à la banque suisse d’Aronov. J’ai hâte d’en être débarrassé.

Au matin du 24 décembre, Morosini et Vidal-Pellicorne débarquaient en gare de Santa Lucia après un voyage sans histoire. La Manche s’était montré accommodante et le confort de la Compagnie internationale des wagons-lits toujours irréprochable.

Adalbert était d’une humeur charmante. La perspective de passer les fêtes à Venise qu’il n’avait pas vue depuis longtemps l’enchantait, et plus encore peut-être celle d’habiter un moment l’un de ces magnifiques palais semi-aquatiques dont la splendeur l’avait fait rêver quand il était adolescent. L’idée que ce palais fût celui d’un ami le comblait.

– On se connaît depuis combien de temps ? avait-il demandé tandis qu’après l’arrêt de Mestre, le train parcourait lentement la digue qui sépare Venise de la terre ferme et que les voyageurs regardaient, aux fenêtres, la Sérénissime venir à eux dans la brume laiteuse de la matinée.

– Depuis le dernier printemps. Avril, je crois.

– Curieux ! Il me semble que c’est beaucoup plus vieux que ça. Que nous avons partagé la même enfance, ou les mêmes études et pourquoi pas la même famille. Quelques mois seulement et tu es devenu pour moi comme un frère !

Sachant que les attendrissements de son ami ne duraient pas longtemps et même qu’il lui arrivait de les regretter, Aldo posa une main ferme sur son épaule.