– J’éprouve la même impression ! murmura-t-il, mais il se hâta d’enchaîner : Regarde, les coupoles ont l’air de bulles de savon posées sur l’eau ! Nous aurons une belle journée.
Une fois descendus de leur wagon-lit, ils se hâtèrent vers la sortie, suivis de deux porteurs chargés de leurs bagages.
– J’ai demandé qu’on vienne nous chercher avec la gondole, dit Morosini. Pour ta première arrivée, j’ai pensé que tu l’aimerais mieux que le canot à moteur.
– Tu peux en être sûr ! Merci !
Sur la rive du Grand Canal comme dans la gare, il y avait foule. À cette heure s’y croisaient les voyageurs arrivant de Paris et ceux qui s’en allaient prendre l’express de Vienne. Cela créait une sorte de tohu-bohu et les deux hommes eurent quelque peine à gagner le bord de l’eau où Zaccaria, fidèle à ses traditions d’accueil, les attendait près de la gondole aux lions de bronze ailés stationnée non loin de l’embarcadère du vaporetto. Mais au lieu d’examiner la foule pour y démêler ceux qu’il venait chercher, le maître d’hôtel lui tournait le dos et ce fut Zian, coiffé de son plus beau chapeau à rubans, qui salua le premier le maître et son ami.
– Eh bien, Zaccaria ? appela Morosini. Ce n’est pas nous qui t’intéressons ?
L’époux de Cecina se retourna à peine. Encore fut-ce pour désigner le canot de l’hôtel Danieli qui s’approchait.
– Regardez ! dit-il.
À bord il n’y avait qu’une passagère : une jeune fille mince comme un lis et rousse comme une flamme dans un ensemble de velours vert et de renard que Morosini connaissait. Il n’y avait qu’une seule tête pour porter avec cette élégance insolente l’amusant tricorne qui lui mangeait un sourcil.
Sans plus s’occuper de ceux qui l’entouraient, Aldo s’élança et ce fut sa main qui s’offrit à la jeune fille pour l’aider à quitter le bateau. Elle lui sourit, sans la moindre surprise.
– J’ai appris que vous rentriez aujourd’hui, dit-elle, seulement je ne savais pas à quelle heure.
– Sinon vous vous seriez arrangée pour m’éviter ?
– Je n’en vois pas la raison... Hier, je suis passée au palais pour y reprendre quelques objets et embrasser Cecina. Ce fut une bonne surprise pour moi d’y trouver Mme de Sommières et Marie-Angéline qui m’a l’air de se débrouiller très bien...
– Vous étiez là depuis longtemps ?
– Non. Depuis deux jours. Comme vous le voyez, j’ai peu de bagages, ajouta l’ex-Mina en désignant la valise plate et la mallette en crocodile que l’employé du Danieli venait de sortir du bateau.
– Et vous repartez déjà ? Vous rentrez à Zurich ?
– Oh non ! Je vais à Vienne, passer Noël chez ma grand-mère... et je crois qu’il faut me presser si je ne veux pas être obligée de prendre le train au vol, ajouta-t-elle en consultant sa montre.
– Je vous accompagne ! décida Aldo en s’emparant des bagages, mais elle s’y opposa.
– Jamais de la vie ! C’est très gentil à vous, prince, mais vous devriez vous soucier davantage de vos compagnons... et ne pas trop user la patience de celles qui vous attendent in casa Morosini ! J’espère que vous passerez de bonnes fêtes et que l’année 1923 sera moins agitée que celle-ci !
Elle offrait une petite main gantée qu’il prit et garda dans la sienne.
– Est-ce que... Venise vous reverra ? demanda-t-il d’une voix qui lui parut tout à coup enrouée.
– Je ne sais pas... oh, sans doute ! On ne renonce pas si facilement à ses anciennes amours... Voulez-vous s’il vous plaît me rendre ma main ? Je peux difficilement partir sans elle, fit-elle avec un sourire qui corrigeait un peu la fermeté du ton.
Il fallut bien la lâcher.
– Au revoir... dit-elle en prenant sa trousse de voyage tandis qu’un porteur s’emparait de la valise. Puis, virant sur ses talons, elle se dirigea vers la gare. Aldo, alors, ne put s’empêcher de l’appeler :
– Lisa !
Elle s’arrêta, se retourna et agita sa main libre.
– Je n’ai plus le temps ! Joyeux Noël !
Un instant plus tard, elle avait disparu. Aldo restait figé sur place, l’esprit un peu vague. La voix traînante d’Adalbert le ramena sur terre.
– Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
– Tu n’as pas entendu ? Elle a dit « Joyeux Noël ! ».
– C’est un vœu aimable ! Il faut essayer de l’exaucer...
Pour sa part, Aldo, sans trop savoir pourquoi, en doutait un peu. Il se laissa cependant ramener vers la gondole...
Saint-Mandé, mars 1995.
Prochain épisode : L’OPALE DE SISSI.
[i] Le keep correspond au donjon français
[ii] Fleet Street est, à Londres, la rue où se trouvent tous les grands journaux.
[iii] Le nom Nouvelle Cour d'Ecosse vient d'un palais appartenant jadis aux rois d'Ecosse sur l'emplacement duquel la police s'est installée.
[iv] Ami du roi Edouard VII, William-Waldorf Astor, installé définitivement en Angleterre, avait été anobli par lui en 1916. Il a été la tige de la branche anglaise et le premier vicomte Astor of Hever. Il avait en effet acheté ce château qui vit naître Ann Boleyn. L'époux de Nancy Langhorne Shaw, qui fut en effet la première femme député, était le fils de cet Astor-là.
[v] Jusqu'à ce qu'il devienne le roi George VI, le duc d'York s'est appelé Albert de même que le prince de Galles, futur et temporaire Edouard VIII, s'appelait David.
[vi] Ce fut lady Airlie qui l'emporta : le 26 avril 1923, lady Elizabeth devenait duchesse d'York en épousant le futur George VI. Elle était la mère d’Elizabeth II, autrement dit reine-mère d'Angleterre.